Le musée de la vigne et du vin

Château de Boudry Ambassade du vignoble neuchâtelois, œnothèque et musée

Magie et vin

1999

Définition et origine

La magie, dont le nom en langue persane signifie sagesse, fut dans son origine la science qui enseignait à produire, grâce à une connaissance approfondie des secrets de la nature, des effets tellement extraordinaires qu’ils passaient pour surnaturels. L’Orient, le berceau de la civilisation, fut celui des sciences et de la magie ; c’est là qu’on retrouve l’origine de ces pratiques mystérieuses, de ces connaissances occultes, dont le secret était prudemment gardé par les chefs et les prêtres dans les sacrés collèges. Dès la plus haute antiquité, la magie est inséparable de la religion; elle repose sur le même principe, la croyance à un monde invisible, peuplé d’agents supérieurs à l’homme, les bons et les mauvais esprits, les anges et les démons ; mais au lieu de contempler ce monde invisible, la magie veut le faire servir ses intérêts, et dans ce but elle emprunte à la religion sa partie terrestre, ses rites, ses cérémonies et ses formules mystérieuses. La magie devient ainsi le centre de plusieurs sciences occultes, liées entre elles par des pratiques communes et par leur but de pénétrer ce qui est inaccessible à l’homme ; l’astrologie et l’alchimie sont ses alliées naturelles.

Sa diffusion

De l’Inde, la magie gagna l’Égypte, où son histoire est écrite sur tant de monuments en hiéroglyphes ; les échos de Thèbes, de Memphis et de Méroé répètent encore les mystères du temple et des oracles d’Hammon. C’est là que florissaient les magiciens dont la haute réputation de sagesse attirait les plus illustres philosophes de la Grèce, Pythagore, Platon, Porphyre, et qui soutenaient des luttes contre Moise. De l’Égypte, la magie se répandit, par les relations avec les colonies ioniennes, en Grèce, en Italie et dans le reste de l’Occident.

Entre l’Orient et l’Occident

La magie revêt deux caractères bien distincts, suivant la position du pays où elle est exercée : dans l’Orient, son domaine le plus étendu est celui de la science ; elle a surtout pour but de guérir les maladies et de prédire l’avenir; rarement elle évoque les morts ou a recours à de noires opérations ; dans le Nord, la magie prend un caractère sombre et fantastique ; l’étude de la sagesse et la recherche de la science disparaissent, le domaine de la superstition s’agrandit ; ce n’est plus la magie savante et mystique des sages de l’Orient, c’est la sorcellerie avec ses fantômes et épouvantements.

En Grèce

Jamais la magie n’eut de profonde racines en Grèce : ce sont surtout des traditions étrangères que racontent les poètes ; rarement ce sont des hommes qui y exercent la magie : ce sont les femmes du nord, les Thessaliennes, dont le seul nom voulait dire une magicienne. Homère nous a conservé le souvenir de la magicienne Circé, la fille du Soleil, et au dixième chant de l’Odyssée, le poète nous la montre changeant d’un coup de sa baguette les hommes en animaux ; mais cette figure est plus gracieuse que terrible. La tragédie grecque place sous nos yeux la vraie magicienne, Médée, qui met sa science funeste au service de ses fureurs et de sa vengeance ; elle a la connaissance des herbes qui guérissent et qui tuent, elle sait rajeunir le corps des vieillards, elle commande aux éléments et échappe au châtiment de ses crimes en traversant le ciel sur un char de feu. Démocrite s’adonna, dit-on, à la magie, et écrivit un livre sur cette matière ; mais la magie ne fut point populaire en Grèce : on en a pour preuve les supplices terribles infligés aux magiciens de Thessalie quand on les surprenait dans leurs horribles profanations.

Avec l’époque hellénistique

Cependant, après les conquêtes d’Alexandre, qui lui-même consulta l’oracle d’Hammon en Égypte, la magie commença à se répandre en Grèce : le magicien Osthranès y apporta la magie des Perses ; des mages babyloniens s’introduisirent dans toutes les villes à la suite de généraux vainqueurs ; Ephèse, ce rendez-vous de toutes les religions et de toutes les superstitions de l’Asie, fut encombrée de magiciens étrangers. Il est curieux de voir, dans la belle idylle de Théocrite intitulée La Magicienne, qu’elle était alors les détails d’une conjuration.

Dans le monde romain

La magie ne se répandit que fort tard à Rome, et seulement quand ses triomphes lui firent adopter les mœurs et les superstitions des nations vaincues. Sous Auguste, il y eut des cours publics de magie. Tibère proscrivit les magiciens : les astrologues seuls furent épargnés. Néron fit venir à Rome Tiridate et d’autres magiciens, et après l’assassinat de sa mère, il se livra aux superstitions les plus bizarres. Sous les empereurs la magie eut une grande influence ; les gens qui exerçaient la magie fourmillaient à Rome ; dans toutes les villes on trouvait des Chaldéens. La médecine s’abaissait à ces pratiques superstitieuses, filles de l’ignorance ; et un médecin célèbre à Rome, Xénocrate d’Aphrodisium, dans son Traité de Médecine, n’indique pour remède que des incantations et des amulettes.

Le vin-hypocras

Pour évoquer les origines de la magie, un espace consacré à l’Antiquité a donc été réalisé. Quelques statues représentant Dionysos, Titus et  Narcisse jouxtent une vitrine dans laquelle sont juxtaposées quelques pièces égyptiennes, amlach, étrusque et de l’époque du bronze final dans le Pays de Neuchâtel.

Tant en Perse, qu’en Égypte, qu’en Grèce et  peut-être à peine plus tard chez nous, le vin était versé lors de cérémonies à caractère sacré. La plupart du temps, il était mêlé à des épices, du miel et des fruits, devenant ainsi boisson sacramentelle que l’on dégustait entre hommes en cherchant à élucider les mystères de la vie. Partir à la recherche de la compréhension des secrets de la nature équivalait à marcher sur les traces des dieux. Sans aucun doute, sans tomber dans l’ivresse des bacchantes, les hommes voyaient leur esprit s’échauffer sous les effets de l’alcool, leur permettant ainsi d’échafauder des théories, totalement utopiques ou terriblement réalistes comme par exemple la démonstration atomistique d’un Démocrite.

En tout cas, le caractère sacré du vin était évident. Il était bu de manière rituelle. Il jouait un rôle catalytique pour permettre à l’homme de se transcender. Il était magique puisqu’il menait à la sagesse!

Le vin-sang

À de nombreuses reprises dans les textes sacrés, le vin est mentionné. Dans les noces de Cana, il permet aux convives de se réjouir et de magnifier aussi la gloire de Dieu. Mais sans conteste, c’est avec la Cène que le vin prend son caractère magique dans la religion chrétienne. En devenant sang du Christ, il devient rédempteur. Il offre l’espoir d’une vie après la vie, la rémission des péchés et le pardon absolu. La Cène qui offre la vie éternelle est la magnification absolue du vin puisque ce breuvage permet en étant béni d’accéder au royaume des élus.

Un extraordinaire tableau de Giacomo Agostino da Lodi, dit le Pseudo Boccaccino, un élève de Léonard de Vinci, actif entre la fin du XVe et le début du XVIe siècle, illustre à propos le texte de l’Évangile de Saint Mathieu, mettant ainsi le visiteur en face du mystère profond de la religion chrétienne.

Avec quelques gravures et des statues, toute l’atmosphère de la religion chrétienne est ainsi reconstituée, montrant simplement que le vin, là aussi, sert de liant entre l’homme et Dieu.

Vers le Moyen-Age

Au cours des grandes invasions, la magie s’enfuit avec les sciences et les lettres de l’Occident bouleversé ; on ne la trouve plus que dans son berceau du Moyen Orient, où Mahomet et ses successeurs vont poursuivre avec un acharnement haineux les mages, ses représentants. Dans l’Occident, l’usage de la magie avait disparu ; mais la croyance populaire des sciences occultes s’était perpétuée dans les légendes des fées, de Merlin l’Enchanteur, de Morgane à Mélusine, dans toute la matière de Bretagne où se mêle le fantastique de l’Autre monde avec la tradition chrétienne récupératrice, comme par exemple avec le cycle du Graal. Les romans de chevalerie du cycle arthurien, la légende de Tristan et Yseult ainsi que les poèmes des troubadours recèlent une part de merveilleux à la base même de tout notre comportement amoureux d’aujourd’hui.

Le vin-philtre

Denis de Rougemont, dans l’Amour et l’Occident,  écrit :

« Pour la magie, voici quel sera son rôle. Il s’agit de dépeindre une passion dont la violence fascinante ne peut être acceptée sans scrupules. Elle apparaît barbare dans ses effets. Elle est proscrite par l’Église comme un péché; par la raison comme un excès morbide. On ne pourra donc l’admirer qu’en tant qu’on l’aura libérée de toute espèce de lien visible avec l’humaine responsabilité.

L’intervention du philtre, agissant d’une manière fatale, et mieux encore bu par erreur, se révèle désormais nécessaire .

Qu’est-ce alors que le philtre? C’est l’alibi de la passion. C’est ce qui permet aux malheureux amants de dire: « Vous voyez que je n’y suis pour rien, vous voyez que c’est plus fort que moi. » Et cependant, nous voyons bien qu’à la faveur de cette fatalité trompeuse, tous leurs actes sont orientés vers le destin mortel qu’ils aiment, avec une sorte d’astucieuse résolution, avec une ruse d’autant plus infaillible qu’elle peut agir à l’abri du jugement. Nos actions les moins calculées sont parfois les plus efficaces. La pierre qu’on lance « sans viser » va droit au but. En vérité, c’est qu’on visait ce but, mais la conscience n’a pas eu le temps d’intervenir et de gauchir le geste spontané. Et c’est pourquoi les plus belles scènes du Roman sont celles que les auteurs n’ont pas su commenter, et qu’ils décrivent comme en toute innocence. »

Et le Roman dit :

Iseut au pié l’ermite plore,
Mainte color mue en poi d’ore,
Mot li crie merci sovent:
« Sire, por Deu omnipotent,
Il ne m’aime pas, ne je lui,
Fors par un herbé dont je bui
Et il en but: ce fu pechiez.
Por ce nos a li rois chaciez.

et plus loin :

Mais ne savez, ce m’est avis,
A conbien fu determinez
Li lovendrins, li vin herbez:
La mere Yseut, qui le bolli,
A trois anz d’amistié le fist.
Por Marc le fist et por sa fille:
Autre en prava, qui s’en essille.

et plus loin :

Mais ne savez, ce m’est avis,
A conbien fu determinez
Li lovendrins, li vin herbez:
La mere Yseut, qui le bolli,
A trois anz d’amistié le fist.
Por Marc le fist et por sa fille:
Autre en prava, qui s’en essille.

Ce vin alibi de la passion est donc présent. Il est le philtre soit un breuvage ou remède qu’on supposait propre à inspirer l’amour.

L’usage des philtres répandus dans l’Antiquité chez les nations païennes les plus civilisées s’est continué au Moyen Age et se retrouve encore aujourd’hui dans certaines civilisations primitives. Dans les campagnes ou même ailleurs, certaines personnes accordent toujours de nombreuses vertus aux philtres. Tous n’apportent pas l’amour mais peuvent être assimilés à des remèdes. Ils peuvent être associés à certaines pratiques magiques.

Mais le Moyen Age attribuait aussi des vertus magiques au vin dans l’iconographie du pressoir mystique ou de la fontaine de Jouvence.

Une copie de deux statues du cénotaphe de la Collégiale de Neuchâtel sert de support à cette démonstration.

Entre alchimie, médecine et sorcellerie

Pendant toute la durée du Moyen Age, les rapports des Arabes avec l’Europe et surtout les croisades ramenèrent l’usage de la magie en Europe occidentale. Des Maures et des Juifs l’enseignèrent comme un art régulier ; on la distinguait entre haute et basse magie, et en magie blanche ou noire, selon qu’elle employait les forces célestes ou terrestres, les bons ou les mauvais esprits. Mais les hommes qui seuls pendant ces temps de peu de connaissances furent appelés magiciens furent des savants, que des études profondes et des idées nouvelles élevaient au-dessus de leur siècle: les Albert le Grand, les Roger Bacon ; des papes même, tels que Sylvestre II et Grégoire VII, qui fut accusé de magie au Concile de Brixen en 1080.

Toute la foule des gens qu’on appelait magiciens, sorciers, devins, alchimistes, qu’on fouettait, qu’on brûlait sous tous ces noms vagues, résumant tous la même accusation, n’étaient que des ignorants, grossièrement abusés eux-mêmes ou trompant les autres: leur histoire est celle des sorciers et de la sorcellerie.

Quelques livres et un procès

Après avoir affronté la tentation  de Narcisse au bas de l’escalier, une vitrine vient évoquer cette différenciation entre magie noire et magie blanche. Du reste, la limite en est mal définie. L’art de la distillation est souvent associé aux pratiques des alchimistes. Quant aux secrets, positifs ou négatifs, ils ont fait l’objet de plusieurs livres.

La sorcellerie, quant à elle, est présente à travers un procès qui a eu lieu au Val-de-Travers en 1538, soit encore sous le régime catholique. Une femme est accusée d’avoir eu des relations de chair avec le diable, et  pire de lui avoir remis une sainte hostie. Pour ses terribles péchés, l’Inquisition va la condamner à être brûlée vive, d’autant plus qu’elle avait déjà été marquée au fer rouge de la marque d’infamie, au cours d’un précédent procès tenu dans le comté de Bourgogne d’où elle avait été bannie.

Vers une explication scientifique de la magie blanche

Avec le Moyen Age finit la croyance aveugle aux sciences occultes ; la magie, encore en faveur au seizième et même dans la première moitié du dix-septième siècle, perd tous les jours de son prestige ; on cherche et on trouve des causes naturelles à des effets qui paraissaient sortir des lois de la nature ; et Léonore Galigaï, accusée de magie, répond à ses juges, qui lui demandaient par quel pouvoir infernal elle s’était emparée de l’esprit de la reine: «Par le pouvoirs qu’ont naturellement les âmes fortes sur les âmes faibles.» Messmer, Cagliostro, amusèrent à la fin du dix-huitième siècle, et de nos jours encore, quelques expériences curieuses, voire encore inexpliquées, continuent d’émerveiller les esprits crédules ou adeptes du merveilleux. Mais si on ne brûle plus les magiciens, en notre fin du XXe siècle, les superstitions perdurent…

Quelques livres dus à Decremps et datant de la fin du XVIIIe siècle témoignent de cette ouverture d’esprit dans la ligne du siècle des Lumières.

Entre vin-nectar et vin-festif

Et pour notre plaisir et notre émerveillement il y a la magie blanche qui consiste à créer des prestiges et des illusions pour les yeux en les trompant, soit par des phénomènes très naturels, dont le moteur est un secret pour ceux qui en sont témoins, soit par l’adresse et l’habileté de celui qui nous les représente. C’est à la magie blanche qu’appartiennent les tours d’escamotages, de passe-passe, les automates, et toutes les merveilles d’adresse ou de mécanique, voire d’électronique qui ont fait autrefois la réputation des Comus, des Comte, des Bosco, des Robert Houdin et aujourd’hui des Gérard Majax, des Siegfried and Roy, des David Copperfield.

Pour marcher sur leurs traces, deux espaces ont été créés. Le premier, relativement bon-chic bon-genre, souligne que de tous temps, en bonne société, des excès bachiques ont été commis, permettant à la licence de s’installer. Le carnaval de Venise, illustré par une toile de Juliette Calame, supprimait tous les tabous sous le couvert des masques. Quant à la bonne société anglaise, elle se permettait quelques écarts lorsque le bowl était particulièrement bon comme l’atteste une toile d’un élève d’Hoggarth. Mais ne faisons-nous pas de même lorsque le vin est de qualité et que la société est galante?

Et c’est encore entre amis, au carnotzet, que la magie du vin opère, lorsque la convivialité prend le dessus et que l’amitié règne. Viennent alors les bons mots, les jeux, le plaisir simple qu’un air de musique populaire accentue. Entre Bacchus et Gambrinus, qu’il fait bon de boire !

Entre croyances et illusions

Mais la vie est un théâtre d’où il faut parfois sortir ! Le monde de l’illusion, par son clinquant, son strass, ses lumières, tout agréable qu’il soit, n’en est pas moins que factice. Et cela pas seulement dans notre société mais aussi dans le reste du monde où les croyances animistes cèdent le pas au pragmatisme. Les objets perdent ainsi leur identité propre pour devenir support de mémoires: celles d’un passé sublimé, d’un monde illusoire, de croyances perdues.

En conclusion

La magie du vin se trouve simplement dans le verre, dans le reflet qu’il nous donne de nous-même, dans la subjectivité qu’il inspire. Et puis, il y a l’instant, celui qui nous permet d’être à l’égal des dieux !

Patrice Allanfranchini