Le musée de la vigne et du vin

Château de Boudry Ambassade du vignoble neuchâtelois, œnothèque et musée

Attention vendanges !

1992

Jusqu’au 1er mars prochain, le Musée de la Vigne et du Vin au Château de Boudry présente une exposition consacrée aux vendanges d’hier et d’aujourd’hui et à la Fête des vendanges de Neuchâtel.

Jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, les trois quarts de la population neuchâteloise du vignoble était directement concernée par les vendanges. D’elles allait dépendre l’écono­mie de l’année à venir, à savoir si celle-ci s’annonçait faste ou plutôt morose. Avec l’arrivée de la récolte et la préparation du matériel vinaire, une certaine fièvre s’em­parait de la population.

Les notables, de leur côté, se préparaient à mettre le ban. À Neuchâtel, cette cérémonie se faisait sous la présidence du maire, repré­sentant direct du prince. Après avoir entendu les prud’hommes qui rapportaient de l’état de maturité du raisin, on délibérait puis décidait du jour du début de la récolte. Dès cette date connue, le sauthier du maire, accompagné de celui des Quatre Minis­traux, publiait aux endroits ordinaires l’ordre de la récolte, tenant en main une grappe de raisin, preuve que celui-ci était mûr. La récolte pouvait alors commencer selon un ordre bien défini, quartier par quartier afin que les dîmeurs puissent suivre les troupes de vendangeurs et immédia­tement prélever leur dû.

Malheureusement, il n’existe à ma connais­sance aucune représentation iconographi­que de cette cérémonie à Neuchâtel et, pour illustrer cette manifestation, nous avons dû utiliser un tableau d’Oscar Huguenin qui dépeint une proclamation du ban à Boudry vers 1860–1870.

Les vendangeurs qui s’éparpillaient au milieu des ceps profitaient de cette période particulière de l’année pour prolonger leur soirée en dansant, chantant, se déguisant. Le soir, au pressoir, pour encourager ceux qui actionnaient les palanches, des bals populaires spontanés s’organisaient. Il faut dire que c’était le seul moment de l’année où il était possible de danser sans qu’un gendarme ne soit présent pour surveiller. Mais ces pratiques ne plaisaient pas à tous. La Vénérable Classe des pasteurs les fustigeait, à tel point même que le pasteur Lombard d’Auvernier se donna la peine de faire imprimer un sermon, prononcé à l’occasion de «belles vendanges», où il n’hésitait pas à taxer d’ignominie ses paroissiens fêtards! Il est clair que, sous le couvert des masques, il était possible d’annoncer à untel qu’il était cocu !

À nouveau, l’iconographie de ces moments-là reste fort rare et la seule vue qui atteste de ces manifestations et cortèges spontanés est une eau-forte de Moritz publiée en 1822 pour les Alpenrosen. Sur cette vue, il est possible de voir un cortège de vendanges qui déambule entre l’Hôtel de Ville et l’Hôtel communal de Neuchâtel. Parmi les acteurs de cette scène, plusieurs sont déguisés.

Et les vendanges continuaient sur ce train. Les enfants essayaient de voler, au passage des chars à brecets, quelques gouttes de moût avec des pipes en noix; les pressureurs faisaient grincer les vieux treuils et les chan­sons emplissaient les caves. Et lorsque les vendanges touchaient à leur fin, chaque troupe ramenait en cortège musical, voire fleuri, la dernière gerle au pressoir, comme l’atteste une encre du peintre Alfred Dumont.

Vendanges structurées

Ce sont ces pratiques qui sont à la base du cortège actuel de la Fête des vendanges de Neuchâtel. En effet, en 1902, le Vélo-Club de Neuchâtel décida de réunir, en un cor­tège organisé, toutes ces troupes jusque-là disparates. Rendez-vous leur fut donné au Rond-Point de l’Académie. De là s’ébranla le premier cortège complet des vendanges qui cheminait alors tout à travers la ville. L’expérience fut répétée sans discontinuité jusqu’en 1912. Des programmes furent alors imprimés, complétés par l’édition de journaux satiriques tel le Grapilleur. Des affiches furent aussi placardées. La plus ancienne conservée date de 1906. Celles de 1907 et 1908 sont similaires, dues au talent du peintre Alfred Blailé.

Ces premières Fêtes des vendanges furent aussi prétexte à la venue de forains en ville qui installèrent manèges et tire-pipes.

Avec la guerre et les difficultés économi­ques, la fête fut supprimée jusqu’en 1921. Cette année-là, organisée par les sociétés locales, elle vit son bénéfice aller au profit de la caisse de chômage comme l’indique l’affiche due à Jacques Béguin. Le succès fut tel que l’expérience fut renouvelée en 1922 et 1923 (affiches de Jean Convert). Toutefois, les organisateurs s’essoufflèrent et renoncèrent à mettre sur pied celle de 1924. Mais l’habitude était prise pour le public qui attendit en vain cette année-là un cortège qui n’eut jamais lieu. Devant cet engouement populaire, les organisateurs se sentirent obligés de se remettre au travail, créant dès lors la structure élargie qui est à la base du comité actuel qui gère la Fête des vendanges.

L’élaboration d’une fête des vendanges exige maintenant un travail continu tout au cours de l’année et un grand nombre de commissions qui se chargent de tâches bien précises. Parmi elles, une est chargée du cortège qui reste le point d’orgue de la fête.

Les chars qui y défilent constituent à chaque fois un événement. C’est pour cette raison que nous en avons construit un en plein coeur du musée. Nous l’avons nommé le Béguinosescalatophage rupestris vu qu’il représente un animal préhistorique qui « boufferait » l’escalier du musée qu’il recouvre. Rappelons que cet escalier monu­mental est dû au talent de M. Jean-Louis Béguin.

Ainsi, en gravissant l’escalier, les visiteurs entrent de plain-pied dans la fête, se trou­vant à l’intérieur d’un presque véritable char du cortège. Toutefois, au lieu de voir la foule qui applaudit leur passage, ils peuvent admirer un certain nombre d’affiches anciennes; celles de 1925, 1926, la fameuse de 1928 due au talent d’Eric de Coulon, graphiste de réputation internationale, celle de 1933, l’originale de 1936 (Eric de Coulon) et quantité d’autres dues à Alex Billeter, Walther Wehinger, Ricardo Pagni, André Oppel, Bosserdet et Abel Rejchland à qui l’on doit la mise en scène de l’expo­sition.

Des dessins préparatoires de chars de Louis Tinturier, ainsi que diverses maquettes, témoignent du soin apporté à la réalisation du cortège à travers les ans.

Vendanges officialisées

Parmi d’innombrables témoignages d’ami­tié, nous avons retenu quelques lettres d’hommes comme Edgar Faure, le général Guisan ou le conseiller fédéral Chevallaz qui accepte avec plaisir de venir à Neuchâtel pour autant qu’il n’ait pas besoin de prendre la parole.

Vendanges dépaysées

Mais si la fête est devenue un must pour les Neuchâtelois, il ne faut pas oublier les ven­danges elles-mêmes. Comme les enfants n’ont plus actuellement de vacances de ven­danges, mais des vacances d’automne dont le Département de l’instruction publique a défini les dates jusqu’à l’an 2000 – ce qui permet d’envisager des vendanges sous les tropiques – il faut de plus en plus recourir à une main-d’œuvre étrangère pour vendanger nos parchets. Les vendanges se professionnalisent donc et le charme des ustensiles en bois a disparu au profit du plastique et de l’aluminium. Ainsi, les Neuchâtelois se sont distancés des récoltes, préférant, il est clair, absorber le produit fini. Et la Fête des vendanges est devenue prétexte à des ven­danges absorbées qui permettent à de nom­breuses personnes de se tutoyer, mais jusqu’à lundi, jour où la tête lourde, il convient de remettre sa cravate !

Attention ! Vendanges ! Oui, mais lesquel­les ? Choisissez.

Patrice Allanfranchini