Le musée de la vigne et du vin

Château de Boudry Ambassade du vignoble neuchâtelois, œnothèque et musée

L’année la plus terrible de l’histoire vigneronne : 1709

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De tous temps, la nature a fait alterner des bonnes et des mauvaises années selon des cycles que l’on peut étudier((LEROY-LADURIE (Emmanuel), Histoire du climat depuis l’an mil, Paris 1967.)). Cependant, jamais de souvenir d’homme, une année ne fut aussi catastrophique que celle de 1709. A travers divers témoignages, nous essayerons de donner la mesure de l’ampleur des dégâts subis par notre vignoble cette année-là. Avant d’aborder ce sujet proprement dit, il convient de regarder dans quel contexte s’inscrit cet an de malheur.

Si la Suisse vivait alors en paix, le reste de l’Europe subissait les affres de la guerre de succession d’Espagne. Louis XIV, au sommet de sa gloire, poursuivait son rêve d’hégémonie, au détriment du bonheur de son peuple accablé par les impôts royaux et par des années de famine.

À travers des livres de vendanges, il est possible de suivre le rendement annuel de vignes pendant plusieurs décennies((Dans l’état actuel de mes recherches, je peux suivre le rendement du vignoble depuis 1624 à nos jours. J’espère toujours trouver des indications qui me permettraient de remonter encore plus le cours du temps.)). Sur le tableau((Ce tableau a été dressé à partir des livres de vendanges des familles Marval et Osterwald (réf. notes 10 et 11). Le choix des vignes est le fruit du hasard; les seuls critères pris en compte ont été que ces vignes soient situées à proximité de Neuchâtel et qu’elles n’aient pas une trop grande superficie.)) ci-dessous, nous constatons que les années 1705, 1706 et 1707 ont des rendements moyens, soit 2,10 gerles à l’ouvrier((Le rendement moyen pour le XVIIe siècle à Neuchâtel est de 2,14 gerles à l’ouvrier, tant de raisins blancs que de raisins rouges, les deux sortes étant cultivées ensemble dans les mêmes parchets.)). 1708, 1709 et 1710 sont des années très mauvaises, nous y reviendrons.

Dès 1711, les rendements redeviennent acceptables sauf en 1713 et 1714 et atteignent des records en 1718 et 1719((Selon Samuel de Marval, 1713 et 1714 virent une explosion d’insectes parasites tels urbecs ou attelabes, vers et escargots. De la coulure, des grêles et de la pourriture touchèrent encore les vignes. En 1718, selon Osterwald: «la sécheresse avoit été très grande cette année & la chaleur extrême l’abondance fut grande partout; les raisins gros et bien meurs; & vendangés par le chaud. Le vin blanc n’eut pas de la force; le rouge fut meilleur. On laissa trop meurir les raisins; on croyait faire par là meilleur vin; et ce fut tout le contraire et il y eut une infinité de vin gras, aigre et sans force; qu’on vendit de un batz & et gros le pot. J’avois 25 muids de vin rouge dans une cave qui devinrent aigres & furent perdus. »

Osterwald pour 1719: «La sécheresse & la chaleur furent encore plus grandes cette année que la précédente; et l’abondance tout à fait extraordinaire, et telle qu’on n’avoit rien vu de semblable tant en ce Pays qu’en Suisse & au Pays de Vaud. Sans la grêle qui avoit considérablement endommagé les vignes autour de la Vil/e & du côté de Boudry, Collombier etc on auroit fait encore plus de vin. Les raisins n’étoient pas si gros que l’année précédente ni les grappes si fournies; mais il y en avoit davantage. Le vin blanc n’eut pas de force, pour avoir été vendangé trop mûr; et l’année suivante, il eut quantité de vin gras et aigre et le rouge n’eut pas de couleurs. En 1719, le vin n’écumoit pas comme à l’ordinaire; et il ne cuvoit ni dans la cave, ni dans les gerles. »

Les deux manuscrits du haut sont les livres de comptes de receveur de Cressier pour la perception de la dime (coll. du Musée de la Vigne et du Vin). Le livre du bas est le livre de vendanges de la famille Barriller (XVIIe siècle) (Archives de la Ville de Neuchâtel).

Les quelques livres présentés ici sont les plus anciens traités de culture de la vigne imprimés dans notre région. (Photos Alain Germond) )).

Rendement brut de dix vignes entre 1705 et 1720 en gerles

Année Repaires, 2,66o. Rochettes d’Auvernier, 9o. Grand Boubin, 4,5o. Trois-Portes Milieu, 7o. Champreveyres 15o. Rochettes, 2,66o. Valangines, 8o. Parc du Milieu, 8o. Grand Cudeau, 11.5o. Draize, 3,5o. Rendement moyen à l’ouvrier
1705 6.87 20.12 20 21.16 33.5   18 24.5 31.5 22.33 2,86
1706 3.12 2.33 9.75 14 27.37 2 8.5 18.33 9.25 5 1.38
1707 3.5 13 15 15.5 29.33 3.33 18 21.25 19.5 10 2.06
1708 2.25 8 16.66 4.75 13 1.12   7.75 17.33 12 1.29
1709 0.45 2.45 0.33 3 1.92 0:00 0.66 1.5 0.4 0.7 0.15
1710 2.75 9.25 5.5 9.5 12 1.33 7 6 9.33 4.66 0.93
1711 9.66 25 14.5 27.5 35 6.5 24.33 23 22.12 10.33 2.75
1712 10.5 17.66 18.75 20.5 26.5 5 26.5 25 52 19 3.07
1713 1.5 3.5 4.66 6.5 5 2.5 10 10 8.25 3.25 0.76
1714 3.66 5 3.75 18 9.5 4 12.5 13 10.66 3 1.15
1715 6.5 8.25 6.75 19.66 26 5 15 20.5 12 4.5 1.72
1716 6 9.75 12.5 17 18.5 4 18 19.5 14.33 9.66 1.79
1717 8.25 19.5 17.33 22 28 4.33 18.12 22.66 25.5 14.33 2.5
1718 6.33 35.66 22.33 30.75 96 4 26 38 33 14.33 4.12
1719 12.75 38.5 33.66 32.5 100.75 5.33 29.33 38.25 56.2 24.33 5.16
1720 5.33 3.33 9 16 33.5 4.75 10 15     1.7

Les cinq premières appartiennent à la famille d’Osterwald et les cinq dernières à la famille de Marval

 Pluie et grêle

En 1708, le printemps à Neuchâtel fit son apparition « quand la vigne a fait son jet et sortie des raisins. »((Samuel de Marval, livre de vendanges, commentaire pour 1708.)).

Étant donné que des pluies continuelles et froides ont provoqué presque partout en Suisse de la brûlure et qu’ensuite une grêle générale a ravagé le vignoble, la récolte fut minime. De plus, à l’époque des vendanges, la pourriture s’attaqua aux grappes sans que celles-ci soient parfaitement mûres.

Le vin nouveau((Le vin était conservé uniquement en tonneau et ne supportait pas d’être vieilli sauf à de très rares exceptions. Il devait être bu dans l’année.)) allait être vite épuisé et, dans tous les cœurs, on souhaitait que Dieu de 1709 une année «abondante en tous biens»((Selon une formule consacrée très utilisée par Abram Chaillet par exemple; Chaillet (Abraham) 1604-1685, Memoyres de plusieurs choses remarquées par moy A.C. dempuits l’an 1614, Bibliothèque publique et universitaire, Neuchâtel.)). Hélas! c’est le contraire qui arriva.

C’est à travers divers témoignages que nous allons examiner cette année. La relation la plus intéressante et la plus complète vient du journal de Pierre Peters1 qui releva, mois après mois, de 1729 à 1755, des faits d’ordres météorologiques, viticoles et agricoles et qui, pour la période 1670-1728, nota les remarques de ses grand-père, père et frère.

115 ans de vendanges

Quant aux autres relations, elles sont tirées de deux livres de vendanges, celui de Samuel de Marval((Archives État de Neuchâtel, Fonds Marval, G 28, livre de vendanges de Samuel de Marval (1643-1733), voir Jeanneret-Bonhôte, Biographie neuchâteloise t. I l, p. 57.)) et celui de la famille d’Osterwald((Bibliothèque publique et universitaire Neuchâtel, OSTERWALD (Jean-Rodolphe) Livre de la vendange que je perçois annuellement sur mes vignes…, manuscrit non paginé.)), commencé en 1656 et terminé en 1781. Trois membres de cette famille tinrent successivement comptabilité de vendanges pendant 115 ans: il s’agit de Jean-Rodolphe Osterwald, Ferdinand Osterwald et Samuel Osterwald.s Les Annales de Boyve2 ont aussi été prises en considération.

Suivons avec Pierre Peters les principaux événements météorologiques qui ont rendu année si tristement célèbre.

Si le début de janvier fut relativement doux et humide, «le froid violent a commencé dimanche 6 sur /e soir. Ce froid a été si rude que, de souvenance d’homme, on n’en a pas vu de semblable. Les gazettes ont parlé fréquemment de personnes trouvées mortes sur les chemins et dans les rues aussi bien que des corbeaux ou autres oiseaux trouvés gelés sous les arbres. Nonobstant ce froid extraordinaire, le lac n’a gelé qu’au bord à cause du vent bise qui le tenait agité, mais il a gelé en d’autres endroits où l’on n’avait jamais vu tant de glace.»((idem note 9, relation de Pierre Peters pour l’année 1709.)) Toutes les fenêtres étaient couvertes d’une couche de glace telle de blancs rideaux. Notre auteur nous signale encore qu’«on a trouvé dans les pays septentrionaux grandes quantités de gibiers morts, même des tigres et des ours. »((idem note 9.))

Le froid revint

La température resta fort basse jusqu’au 13 février. Par la suite, un vent chaud fit fondre la neige si bien «qu’il semblait qu’on était au printemps. Le 22, chacun était aux vignes pour puer((puer la vigne = tailler la vigne.)).»((idem note 9.)) Mais le froid revint et persista jusque dans les premiers jours de mars. Chaleur et froid, pluies et neiges alternèrent tout au cours de ce mois. Si le début d’avril fut variable, il fit ensuite si chaud «que les enfants se sont baignés au lac le jeudi 18 et le dimanche 21. (…) On n’a pas vu durant la saison (du premier labour ou fossurage du croc) beaucoup de raisins puisque de cinquante ceps à peine en voyait-on un pousser. Les yeux paraissant morts, excepté aux provins d’un an où l’on voyait déjà des raisins à la mi-avril. Nonobstant le peu d’apparence de faire beaucoup de vin, il((Le prix de référence du vin était fixé par la vente de la Seigneurie. Cependant, le vin se vendait dans le commerce avec quelques batz d’outre-vente. Selon l’offre et la demande, son prix variait au cours de l’année. L’année 1709 semble idéale pour se livrer à la spéculation. Afin d’empêcher tout excès, les Quatre Ministraux reçoivent du Conseil de Ville les pouvoirs d’empêcher tout prix prohibitif suite à des plaintes de la population. Archives de la Ville de Neuchâtel, Manuels du Conseil de Ville, année 1709, arrêt du 17 juin.)) n’a point renchéri durant ce mois. »((idem note 9.)) Dès le 26, le froid revint et il neigea jusqu’au Val-de-Ruz.

Dégâts à Cornaux

Si la première quinzaine de mai fut passable, des gelées, le 16, 17 et 18, causèrent bien des dégâts aux vignes basses si bien que les vignes de Cornaux et d’ailleurs perdirent le peu qui y avait poussé. Dès lors, il plut sans discontinuité jusqu’au 5 juin.
«Sur la fin de mai, le vin renchérit d’un batz par pot. Le 15, on en trouvait à trois batz, et sur la fin du mois, il s’est vendu couramment 4 batz et un creutzer. »((idem note 9.))

Les enfants purent retourner se baigner aux environs du 15 juin ce qu’ils n’avaient pas fait depuis le 21 avril «à cause que depuis ce temps-là, il a toujours fait froid jusqu’au 14 juin, et à peine s’est-il passé un jour depuis le mois d’avril sans pleuvoir, aussi le peu de raisins restés aux vignes sont encore tellement arriérés que, dans l’histoire, on ne trouve point d’exemples d’avoir fait si peu de vin comme suivant les apparences on fera cette année, non seulement dans ce pays mais même dans toute la Suisse, I ‘Alsace, la Bourgogne et pays circonvoisins((voir la remarquable thèse de LACHIVIER (Marcel), Vin, vigne et vignerons en région parisienne du XVIIe au XlXe siècle, Pontoise 1982.)).»3

En raison de ces précipitations incessantes, les foins ne purent être récoltés qu’au mois de juillet, et, sur la fin de juin, le vin blanc se vendait couramment cinq batz le pot.

Désespérant

Avec juillet, la situation ne s’est guère améliorée puisqu’il a fallu attendre le 14 pour connaître la première vraie journée d’été. Accalmie de courte durée, le lendemain, la pluie revenait, s’installant pour six jours jusqu’au dimanche 21. «n n’a pas plu ce jour-là, non plus que le 22. C’est la première fois depuis le mois d’avril qu’on a vu deux jours entiers sans pleuvoir, soit de jour, soit de nuit. »((idem note 70.))

Le reste de juillet et jusqu’au 10 août, le temps fut assez passable si ce n’est que de fréquentes pluies ponctuaient les journées. Cependant le soleil fut au rendez-vous pour le deuxième tiers du mois en sorte qu’il fut possible de bien moissonner.((Archives de la Ville de Neuchâtel Manuels du Conseil de Ville, année 1709, Le Conseil a chargé David François Rognon d’aller en Allemagne négocier l’achat de 2000 sacs de grains (17 juin). À plusieurs reprises au cours de cet an, le Conseil prend souci de l’approvisionnement en grains de la Ville.))
Dès lors, le temps resta variable jusqu’à l’époque des vendanges.

Tous nos témoignages concordent. L’hiver très rigoureux, les gelées de printemps et les pluies incessantes sont les causes de la stérilité de cette année. De très nombreux ceps ont péri, il fallait reconstituer((Lachivier, ouvrage cité. C’est à cause de cette année 1709 qui vit périr le vignoble parisien que le plant de gamay fut introduit dans cette région au détriment des plants indigènes. On préférait la quantité à la qualité.)). Boyve souligne encore qu’il n’y eut aucune grêle!

Morosité générale

Avec octobre arrive traditionnellement le temps des vendanges et tout le rituel dont elles sont entourées. La Seigneurie((Afin de fixer les dates du ban, la Seigneurie demandait des rapports pour connaître l’état de maturité du raisin.)) ordonnait que des prud’hommes visitent les vignes dans les différentes recettes et en donnent des compte rendus lus devant le Conseil d’État. Peters fut chargé de visiter les vignobles dépendant de sa recette: «Nous n’y avions pas trouvé tant de raisins comme on n’en voyait d’autres années après vendange dans le temps du grappillage.»3. Suite à son rapport, le Conseil d’État trouva inutile de mettre aux enchères((Afin d’obtenir de l’argent, on affermait aux enchères des dîmes.)) les dîmes de Cornaux, de Cressier et du Landeron. Personne ne voulut de celle de la Coudre. Quant à celle de l’Hôpital4 proposée par les Quatre Ministraux, elle fut adjugée pour cinq setiers((un setier = 16 pots. Le pot de Neuchâtel a une capacité de 1,92 litre.)).

Cette année-là, on fixa quand même une date pour l’ouverture des vendanges mais sans distinguer entre les différents quartiers((La vendange progressait par quartiers afin que la dîme puisse être facilement perçue.)). La cérémonie du ban(( ban des vendanges: ALLANFRANCHINI (Patrice) brochure de propagande de la Société du Musée de la vigne et du Vin au château de Boudry.)) ne fut point suivie du traditionnel repas. Ces pseudo-vendanges se déroulèrent dans la morosité générale; il s’agissait plus de grappillage que de vendanges proprement dites. Et comme dit Pierre Peters: «Dieu nous préserve pour l’avenir!»((idem note 9.))
Finances mal en point

Cette piètre récolte eut aussi des répercussions économiques importantes. Étant donné que: la plupart des gages des officiers et des pasteurs se payaient en vin et que le Souverain ne récolta que 26 muids de vin au lieu des 106 nécessaires, il fallut payer en argent l’équivalent de 80 muids de vin, soit une somme de 19.200 livres faibles, ce qui absorba une partie des revenus de l’État.((BOYVE (Jonas) ouv. cité, année 1709 PP. ))

L’année 1710 connut encore de la coulure sur la fleur, mais surtout, si elle ne obtint pas un rendement moyen, c’est qu’il fallait reconstituer les vignes décimées par l’hiver précèdent. Et si la quantité ne fut pas au rendez-vous, la qualité y était.
Avec patience, le vigneron provigna et peu à peu, redonna à ses vignes le nombre de ceps qu’il jugeait nécessaire. De cette année 1709, il en conserva le souvenir, ce qui nous a permis de retracer succinctement son exceptionnel déroulement.

  1. Bibliothèque publique et universitaire, Neuchâtel. JOURNAL PETERS, St Blaise, Vol. fol ms., XVIIIe siècle. []
  2. BOYVE (Jonas), Annales historiques de Nenchâtel et Valangin, Berne et Neuchâtel, 18541858. []
  3. idem note 9. [] []
  4. En 1539, la dîme en vin de St Blaise fut attribuée aux Quatre Ministraux pour que son revenu serve à l’entretien de l’Hôpital, Boyve, t. 11 p. 388 et suiv., année 1539. []