Le musée de la vigne et du vin

Château de Boudry Ambassade du vignoble neuchâtelois, œnothèque et musée

Les caves Chatenay-Bouvier ont deux cents ans

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Introduction

1796-1996, un bicentenaire est un événement symbolique qui se commémore car il témoigne de la pérennité d’une maison, de sa tradition, de son attachement à une région, à un terroir.

Un bicentenaire, c’est aussi l’occasion de se pencher à la fois sur le passé mais aussi sur l’avenir. Le temps écoulé doit servir de référence au futur, de tremplin pour que perdure le travail des hommes qui demeurent les éléments fondamentaux de la chaîne, les détenteurs du savoir-faire, les gardiens de la bienfacture. Mais un bicentenaire, c’est aussi une séquence aléatoire dans l’histoire du temps, qui ne prend sa valeur que par les référants auxquels elle se rapporte.

Et la viticulture neuchâteloise est bimillénaire!

Les origines de l’encavage

Samuel Chatenay est né en 1752 à Neuchâtel. Il est le fils d’Henry Chatenay (1823-1796), qui est maître menuisier, et d’Elisabeth Gorgerat de Boudry. Son goût pour le commerce va le pousser à fonder le 1er avril 1783 avec Jean-Louis Roy une maison spécialisée dans la toilerie et la draperie. Cette activité lui permet d’être reçu en 1785 au rang de la noble et vertueuse Compagnie des Marchands de la ville de Neuchâtel. De 1795 à 1816, il y exerce même la charge de receveur, soit le poste de caissier.

Il épouse en première noce Marie-Esther Lardy d’Auvernier, dont le père, Jean-Pierre Lardy, possède un domaine viticole autour de ce village. De cette union naît le 21 avril 1786 Auguste- Xavier (1786-1859).

A Neuchâtel, Samuel Chatenay devient membre du Conseil de Ville et joue un rôle actif au sein de la Compagnie des Mousquetaires dont il est le capitaine.

Il épouse en seconde noce Henriette Gacon, fille d’Henry-François.

Ces quelques lignes laissent supposer que Samuel Chatenay n’a au départ que peu d’intérêt pour le vignoble et ses produits. Il n’ignore toutefois point l’importance économique que la vigne et le vin revêtent alors dans la Principauté. En effet les liens qu’il entretient avec sa belle famille Lardy lui font prendre conscience de l’intérêt qu’il aurait à s’y intéresser. Ces préoccupations l’incitent sans doute à investir dans ce domaine, afin de diversifier son activité.

Donc, l’achat en 1796 d’une maison à Auvernier le fait entrer de plein fouet dans le monde viti- vinicole. Cette acquisition marque le départ d’un encavage dont la notoriété est allée en s’accroissant, surtout dans la deuxième moitié du XIXe siècle, lorsque les Chatenay en font une de leurs activités principales.

La maison d’Auvernier

L’immeuble dont Samuel Chatenay se porte acquéreur est une maison de caractère, flanquée d’une tourelle d’escalier hexagonale érigée au fond d’une cour fermée par un portail de pierre à arc surbaissé, daté 1638. Ce petit manoir a été reconstruit au début du XVIIe siècle par Abraham Mouchet, qui était receveur et capitaine du château de Colombier.

Le 10 août 1630, il est cédé par sa belle-fille à Charles de Bonstetten, baron de Vaumarcus, l’époux de Barbe de Watteville, dont les armoiries bien effacées sont à peine lisibles sous la clé de voûte du portail de la cour. Ensuite, différentes familles bernoises, dont les Diesbach, les Schnüren, les Roth, les May en sont successivement propriétaires. Il revient finalement en mains neuchâteloises puis, après divers transferts, est acquis en 1796 par Samuel Chatenay.

Malgré son caractère échappant à l’ordre contigu, cette maison de maître est typique de l’architecture vigneronne vernaculaire. En effet, tout le rez-de-chaussée, presque aveugle, est réservé à l’usage de caves et de pressoirs. Les croisées du premier étage, sous un entablement, ont sans doute remplacé d’anciennes fenêtres à meneaux comme les encadrements restant l’attestent. Le cordon du deuxième étage est bien conservé et les deux fenêtres carrées seraient intactes si leur meneau avait été maintenu. Au dessus, l’entrée de grenier à arc en plein cintre aux arêtes biseautées s’insère dans le pignon surmonté d’un pan rabattu du toit. Par sa typologie, cette maison rappelle la maison de la Dîme de Saint-Blaise.

Une grange, transformée en habitation au XVIIIe siècle, était accolée au nord.

Dès qu’il en devient propriétaire, Samuel Chatenay entreprend quelques travaux, installant un lavoir et obturant quelques fenêtres, ce qui entraîne quelques difficultés avec la commune d’Auvernier. Ces transformations laissent supposer son intention de s’y installer, du moins partiellement. Nombreuses sont les familles bourgeoises de l’époque qui résident durant la mauvaise saison en ville de Neuchâtel et qui passent l’été dans des maisons de campagne.

Durant la première moitié du XIXe siècle, la maison ne subit pas d’agrandissements notables jusqu’à ce que l’encavage devienne une des principales sources de revenus pour les Chatenay. En effet, afin de pouvoir installer de nouveaux pressoirs, sans doute des exemplaires à vis centrale en fer pour remplacer les vieux modèles entièrement en bois, une annexe est ajoutée au sud en 1862-1863.

Avec la construction de cette aile, les appartements sont agrandis et une terrasse aménagée.

Par la suite, la partie nord est modifiée d’après des plans des architectes Ernest Prince et Eugène Colomb pour permettre la pose de quatre pressoirs, des modèles Belz fabriqués à Genève, dont trois sont installés en 1896. Cinq nouvelles cuves y sont aussi placées comme nous l’indique le registre de l’assurance incendie pour 1902. Toutes ces installations sont démolies en 1963.

Ces travaux témoignent de l’importance que prend l’encavage Chatenay dans la seconde moitié du XIXe siècle.

On peut toutefois regretter que la restauration menée en 1922 ait supprimé tous les enduits de façade pour faire apparaître malencontreusement l’appareillage de la maçonnerie. En effet, eu

égard aux peintures murales retrouvées dans le salon du premier étage derrière des boiseries du XVIIIe siècle, on peut penser que les façades d’antan revêtaient un caractère solennel aujourd’hui définitivement perdu.

Auvernier, village vigneron

À Auvernier, au XVIe, XVIIe et XVIIIe siècle, de nombreuses familles patriciennes bernoises possédaient des maisons, centres de domaines viticoles. Par tradition, l’aristocratie bernoise appréciait les vins de Neuchâtel et grâce à ces propriétés, elle se fournissait à bon compte en vins. Les demeures d’Auvernier étaient communément habités par les vignerons. Cependant, des pièces d’apparat lui étaient réservées. A l’époque des vendanges, ces gens de qualité venaient passer là quelques jours, s’imprégnant de l’atmosphère particulière dont le village était alors empreint.

Si Samuel Chatenay s’installe à Auvernier, c’est sans doute pour faire plaisir à sa première femme, Marie-Esther Lardy, afin que celle-ci se sente proche de sa famille et du monde vigneron dont elle est issue. En tout cas, cette installation marque bien le début de l’histoire de l’encavage Chatenay.

Simultanément, il se porte acquéreur de parcelles de vignes dans les quartiers des Bercles, des Lerins, au Creux Mallevaux, au Sahu et à la Creuza, se constituant un domaine d’une vingtaine d’ouvriers de vigne de 352 mètres carré, auxquels il convient d’ajouter ceux apporter en dot et en héritage par sa femme, estimé à une quarantaine.

Très vite, Samuel Chatenay gère un domaine supérieur à deux hectares. A l’instar d’autres négociants de la ville, Samuel Chatenay investit dans le vignoble. A cette époque, la vigne est considérée d’un bon rendement puisque, en moyenne, son rapport est supérieur à 4%, le taux usuel du marché de l’argent en cette fin du XVIIIe siècle. On peut même dire que son rendement moyen est supérieur à 6%, comme différentes comptabilités nous le démontrent.

La rentabilité du premier domaine

Il est possible d’évaluer la production annuelle moyenne d’un vignoble de deux hectares à 120 gerles, soit une récolte de 13000 kilos de raisins, ce qui correspond environ 12000 bouteilles.

Si on estime la valeur du domaine à 50.000£, le produit de la vente des vins à 5800 £, les frais de culture et d’encavage à 3000£, le rendement du capital est alors de 5,6%.

À la fin du XVIIIe siècle. il est déjà préférable d’être vigneron-encaveur plutôt que simple propriétaire de vigne. Le profit se fait davantage sur la vente du vin que sur celle de la vendange, même si les prix varient considérablement d’année en année en fonction de l’état de la vendange, de la quantité et de la qualité du vin, de la situation économique des cantons circonvoisins.

Le prix du vin est officiellement fixé par l’État dans le courant du mois de décembre. Il détermine toutes les transactions touchant à la vigne et au vin. Toutefois, le prix du marché du vin est toujours légèrement majoré par rapport à ce prix de référence.

Bien que pour l’ensemble du vignoble, l’année 1796 ait un rendement moyen d’environ 1,4 gerle à l’ouvrier et que le vin soit qualifié de médiocre, le rendement du capital peut encore être estimé à 4,7%, soit l’un des plus bas de la décennie, dont le rapport moyen correspond à 6,65%.

Le vignoble Neuchâtelois au début du XIXe siècle

Il convient maintenant de décrire l’état du vignoble neuchâtelois à la fin du XVIIIe siècle pour comprendre dans quel état d’esprit Samuel Chatenay s’est constitué son domaine.

Pour cerner ce sujet, nous avons suivi Alphonse de Sandoz-Rollin dans son « Essai statistique du Canton de Neuchâtel », paru en 1818:

Dans le pays de Neuchâtel, la culture basse a toujours prédominé en fonction du peu de profondeur et de la sécheresse du sol. On y cultive la vigne à peu près comme en Bourgogne; on lui donne trois labours, le premier et le plus profond en mars ou avril, le second en mai ou juin, le troisième au mois de juillet. On taille principalement durant les belles journée sèches de fin janvier et de février; la taille consiste à retrancher tous les sarments de l’année précédente et à ne laisser à chaque cep que « 3 à 6 flèches ou rameaux latéraux » de deux ou trois yeux chacun, d’où sortent les nouveaux jets et les fruits à venir.

Après avoir replanté les échalas, il faut ébourgeonner, soit retrancher tous les sarments inutiles. En juin et pendant la floraison, on attache la vigne aux échalas avec de la paille de seigle.

Deux variétés principales de cépages couvrent le vignoble: le chasselas, au beau fruit jaune ambré, en grosses grappes, et le pinot de Bourgogne. Sans aucun doute, le chasselas est un cépage autochtone et le pinot issu d’un clône local. Les blancs dominent à plus de 90 %; les rouges occupent les terres les plus arides et caillouteuses.

« On renouvelle les ceps trop vieux ou ceux qui périssent en provignant le cep voisin, que l’on couche dans un creux d’environ 1 ½ pied de profondeur et dont on fait sortir de terre l’extrémité de deux ou trois des plus vigoureux sarments. Les ceps reconnus stériles sont changés par la greffe faite en fente sur le tronc coupé à six pouces en terre. » précise Sandoz-Rollin.

Les terres légères sont enrichies par des apports de marne. Quant à la fumure du sol, elle se fait généralement tous les quatre ans.

Les vendanges ont généralement lieu durant la première quinzaine d’octobre. Les raisins blancs sont directement foulés à la vigne dans des gerles, puis conduits au pressoir sur des chars à brecets; le blanc est immédiatement pressé; le rouge foulé et égrappé ou non est déposé dans de grande cuves où il acquiert le degré de fermentation et de couleur requis.

Les vins blancs et rouges sont placés dans de grands tonneaux, contenant quatre à vingt mille litres. Au mois de mars suivant, on sépare les vins de leur épaisse lie.

La légéreté du sol et l’exposition des parchets contribuent beaucoup à la qualité des vins. Sandoz-Rollin précise que « les vins blancs sont légers et agréables, les rouges sont plus violents et plus stomachiques que les blancs, auxquels ils sont préférables ».

Les meilleurs blancs proviennent de Saint-Blaise, La Coudre et Hauterive, de Neuchâtel, des terres légères d’Auvernier et de Trois-Rods. Les rouges les plus fins croissent dans les petits quartiers des Côtes et des graviers de Cortaillod, à Boudry, Bôle, Neuchâtel, Hauterive, La Coudre et Cressier.

« Les vins de première qualité sont mis en bouteilles dans l’année qui suit la vendange; les blancs se conservent trente ans et plus, et ont l’avantage d’être d’abord potables; les rouges gardés au- delà de 10 à 12 ans, contractent une légère amertume et prennent une teinte orange. »

Les vignes sont divisées en terres fortes, terres moyennes et terres légères. Les premières sont les plus productives, leur prix à l’ouvrier est le plus élevé; les moyennes forment la plus grande partie du vignoble; leur rendement peut être évalué à 1 à 3 gerles. Les vignes en terre légère occupent les parchets les plus élevés du vignoble; on en obtient le meilleur vin rouge mais leur très faible rendement ne couvre que rarement les frais de culture.

Sandoz-Rollin nous apprend que « le prix moyen des vins, calculé sur une série d’année ordinaire est d’environ 3 batz le pot. Le vin rouge est de quelques creutzers plus cher; lorsqu’en certaines années il acquiert une qualité supérieure, il est fort recherché et son prix en est encore augmenté. En supposant le produit moyen du vignoble à 73,450 gerles, faisant environ 2,938.000 de pots (de 1,9 litre), la consommation du pays estimée à 1,145.000, parce que les montagnes et le Val- de-travers boivent des vins de Franche-Comté, il reste pour l’exportation 1,793,000 pots. Cet excédent de vin est vendu dans les cantons de Berne, de Fribourg, de Soleure, de Lucerne et d’Argovie. »

Les vignes paient à l’État des redevances annuelles dites cens fonciers, qui sont peu considérables. Si certains quartiers sont affranchis de la dîme, d’autres la doivent à des taux différents: de une gerle sur onze à une gerle sur dix-sept. La dîme est prélevée en nature directement au pied des vignes durant les vendanges.

L’État est le plus grand propriétaire du pays. Il remet la culture de ses vignes à des vignerons qui, pour leur peine, retirent la moitié ou le tiers du produit.

Le début des vendanges est décidé de manière très officielle lors des délibérations sur la levée du ban. Tous les notables y participent. Quant au prix officiel du vin, il est arrêté au mois de décembre de chaque année par le Conseil d’État; ce prix de référence est appelé « la vente ». Celle-ci sert de base pour les marchés entre les particuliers et pour le paiement de la partie de vendanges allouée aux vignerons pour leurs frais de culture.

La continuité familiale

Après la mort de Samuel Chatenay survenue en 1818, c’est son fils Auguste-Xavier qui reprend les rênes de la maison de commerce et de l’encavage d’Auvernier. A son tour, il occupe à Neuchâtel plusieurs fonctions officielles tant auprès de la Commune que des différentes

corporations. Toutefois, c’est en qualité de négociant qu’il est reçu en 1812 à la Compagnie des Marchands.
De son mariage avec Henriette Borel naissent quatre enfants: Henry-Auguste (1815-1901); Jules (1816-1866); Louis-Fanny et Fanny-Henriette.

Parallèlement à son négoce, il continue d’accroître le domaine viticole d’Auvernier puisqu’on peut en estimer la superficie vers 1835 a environ deux hectares et demi. De même, il achète l’immeuble No 12 de la rue de l’Hôpital, qui, de 1825 à 1931, sera en ville le centre de l’activité commerciale de la famille Chatenay.

À sa mort, son fils Henry-Auguste lui succède. Il donne une tout autre orientation au commerce familial en développant l’encavage et en créant les « Marchandises générales », raison sociale sous laquelle l’entreprise Chatenay commercialise dès lors des vins et des liqueurs.

Le rendement du vignoble

Présentons maintenant les différentes phases de fluctuations de la production du vignoble neuchâtelois au cours de ces deux derniers siècles.

La seconde moitié du XVIIIe siècle est caractérisée par une suite de bonnes années pour la viticulture. La plus mauvaise récolte (1769) est due à une chute de grêle plutôt qu’à des conditions atmosphériques défavorables. Trois années (1760, 1781 et 1804) ont donné des récoltes exceptionnelles (entre 3 et 4 gerles à l’ouvrier) alors que seules 1769, 1770, 1786 et 1797 ont eu un rendement inférieur à une gerle par ouvrier.

Le début du XIXe siècle est connu pour les années 1813 à 1817 durant lesquelles les conditions atmosphériques ont correspondu à une petite ère glaciaire. Durant ces cinq années, le rendement tombe en moyenne à moins d’une demi gerle par ouvrier. En 1816 et 1817, il est même quasi nul (0,1 gerle/ouvrier).

Mais heureusement pour les viticulteurs, 1818 et surtout 1819 sont excellentes, quantitativement et qualitativement.

De 1823 à 1847, malgré des conditions climatiques défavorables, la production générale du vignoble tend à s’accroître, conséquence sans doute de l’abolition de la vaine pature qui amène une augmentation des quantités de foin et de regain, ce qui permet de maintenir plus longtemps le bétail dans les étables et d’augmenter ainsi la production de fumier, dont de nombreux viticulteurs se portent acquéreur.

Durant cette période, les années 1826 à 1829 ont un rendement supérieur à la moyenne. 1830 à 1831 tombent bien en dessous alors que les trois suivantes sont nettement au-dessus. La vigne, à l’instar d’autres plantes, a un cycle de production ternaire, voire quaternaire qui transparaît ici et que l’étude des rendements du passé met souvent en évidence.

Quant aux années 1834 et 1847, elles donnent des rendements exceptionnels et des vins de très grande qualité à tel point que le millésime 1834 est resté comme l’un des meilleurs du XIXe siècle partout en Europe.

De 1848 à 1886, mis à part entre 1852 et 1856, la viticulture connaît une suite d’étés favorables. Le vignoble voit même une nouvelle phase d’accroissement. Son rendement moyen est alors supérieur à 2,3 gerles à l’ouvrier, soit une production équivalente environ à 69 hecto/ha.

Ensuite, jusqu’au début de la Première Guerre Mondiale, il va connaître de funestes années. On assiste en effet à une suite d’années médiocres, voire catastrophiques à l’exception des années 1893 et 1900.

Il souffre aussi de fortes attaques de mildiou et de l’extension du phylloxéra, qui a fait son apparition dans le vignoble neuchâtelois en 1877. En revanche, cochylis et pyrales ne l’affectent que dans une moindre mesure.

Quant à l’année 1910, elle occasionne une telle perte pour les viticulteurs que l’État et les communes viennent à leur aide par des prêts sans intérêts et des programmes d’occupation d’urgence.

De manière globale, on peut dire que la valeur moyenne de la récolte du vignoble de 1884 à 1929 est d’environ deux millions cinq cent mille francs. En 1919, ce rapport brut dépasse les neuf millions alors qu’en 1910, il chute à 23.700 francs.

Les années de l’entre-deux-guerres connaissent un certain nombre de récoltes exceptionnelles, comme 1934 avec un rendement moyen pour le blanc de 4,37 gerles à l’ouvrier et pour le rouge de 2,70.

De 1944 à 1982, deux années où les rendements atteignent des records (4,37 et 2,75 gerles/ouvrier pour le blanc et le rouge en 1944 et 4,94 et 3,17 gerles/ouvrier en 1982), le rendement moyen du blanc est de 2,35 gerles/ouvrier et celui du rouge de 1,77 gerle/ouvrier.

L’encépagement du vignoble change passablement au cours de cette période puisqu’en 1944 seul 6,4% de la surface viticole est planté de rouge alors qu’en 1982, 27,4 % en est désormais complanté. Cette évolution découle d’une modification du goût des consommateurs au cours de la deuxième moitié de ce siècle.

De 1983 à 1995, le vignoble a produit en moyenne trois millions de kilos de blanc pour un million quatre cent mille de rouge. Les limites de récolte fixées par un arrêté cantonal ont contraint les vignerons à des mesures drastiques. En respectant ces consignes, la profession a fait preuve de sagesse. Son souci de viser la qualité a permis d’obtenir des vins remarquables pour le plus grand plaisir des consommateurs.

L’encavage se professionnalise

Auguste-Henry Chatenay (1815-1901) donne donc une nouvelle orientation au commerce familial. Il abandonne peu à peu le monde des tissus pour créer « Les Marchandises générales », maison où le commerce des vins et des liqueurs devient prépondérant. Par voie de conséquence, il modernise l’encavage d’Auvernier, le rendant très performant. Par achat, il acquiert peu à peu un vignoble sur les territoires des communes d’Auvernier, de Colombier et de Neuchâtel, qui, à sa mort survenue, s’étend sur plus de six hectares, soit l’équivalent de 172,8 ouvriers.

Il transforme la cave d’Auvernier en construisant en 1862-1863 une annexe au sud-ouest de la maison afin d’y placer un nouveau pressoir.

On lui doit également la création à la rue de l’Hôpital, à Neuchâtel, de l’Hôtel des Caisses, appelé aussi les Mille Colonnes, le Café des 36 billards, le Glaspalast ou le Zwölflikeller, par référence au numéro que la maison porte.

Cette pinte, haut lieu démocratique où les bourgeois et les aristocrates ne craignent toutefois point d’entrer, se situe au rez-de-chaussée même de la maison, dans une cave profonde dont les arrière-locaux s’étendent jusqu’au pied de la rue des Chavannes.

C’est dans ce lieu que se fait la manutention des vins étrangers, leurs mises en bouteilles, leurs expéditions. Les Chatenay y reçoivent en vrac tant des vins de Bordeaux, de Bourgogne que des crus d’Espagne ou du Portugal, qu’ils diffusent ensuite dans toute la Suisse, voire dans le monde entier comme leurs livres de comptes et leur publicité de l’époque le démontrent.

La partie antérieure, meublée de caisses à vin sur lesquelles sont simplement posées des planches où s’assoient les buveurs de passage ou les habitutés du lieu sert de local où l’on débite le vin maison à trente centimes le litre. Précisons que les prix varient d’une année à l’autre en fonction des récoltes et de la qualité. Ils restent cependant inférieurs à ceux pratiqués dans les cercles ou les restaurants des alentours.

Tant les Zofingiens que les Belletriens y ont leurs habitudes. Ils retrouvent là ceux que l’on surnomme les « sympathiques mistons de Neuchâtel », dont leur prince-président est au tournant du siècle un certain Fritz Piot, commissionnaire en station au bas des Terreaux, grand ami et contemporain de Philippe Godet.

Jean Bauler, dans un article paru dans le Messager boiteux de Neuchâtel de 1953, évoque ses souvenirs de jeune étudiant attachés à ce pittoresque établissement. Il parle du « grand Klemmer », des « deux Nicole dont les silhouettes énormes et les yeux vaseux illustraient la croisée du Seyon », du « grand Sieber » et de « l’hercule Albert Jaggi, dernier de cette pittoresque lignée », qui mourut en 1950.

L’Hôtel des Caisses est aussi fort connu en dehors de frontières cantonales, surtout en Suisse allemande. Il est toutefois subitement fermé le 18 septembre 1918 sans que la raison de cette fermeture ne soit vraiment expliquée à ses habitués.

Et deux jours avant sa fermeture, Samuel Chatenay, qui apprend incidemment que Philippe Godet a l’intention d’écrire un article sur la fermeture de cette cave pour le faire paraître dans le Messager boîteux, prie ce dernier de n’en rien faire, afin « de passer là dessus comme chat sur braise ». Samuel Chatenay ajoute que cette cave est comme un « témoignage peu glorieux de son activité ». Cette déclaration laconique a dû laisser pantois bon nombre d’habitués!

Autour du centenaire

De 1887 à 1892, la récolte moyenne par ouvrier est, pour l’ensemble du vignoble, de 1,01 gerle seulement. En 1893, cette moyenne s’élève à 3,37 gerles par ouvrier, grâce à la température exceptionnellement chaude et sèche de l’été. Malheureuserement, les vins de 1893, qui promettent une qualité supérieure, ne répondent pas aux espérances. Plusieurs caves

connaissent des maladies: les blancs restent un peu plat et les rouges subissent, dans certains endroits, une fermentation secondaire, un an après leur mise en bouteille, ce qui leur donne un goût particulier. Cette maladie des vins rouges 1893, qui se déclare surtout en automne 1895, donne de l’inquiétude aux propriétaires et elle fait passablement de tort au commerce. Heureusement après l’hiver, elle s’atténue. Quoi qu’il en soit, les 1893 n’ont pas été des vins très solides; il faut attribuer ce fait à la faible quantité d’acide tartrique du moût.

En 1894, la récolte moyenne tourne autour de 2,22 gerles par ouvrier. Le vin obtient une qualité moyenne mais est de bonne conservation. L’automne froid et pluvieux de 1894 favorise le développement du mildiou, ce qui a comme conséquence la faible récolte de 1895 (1,42 gerle/ouvrier). Le prix élevé de la vendange compense les pertes. La gerle de blanc se vend 43 francs 50. Le millésime 1895 se commercialise à 58 centimes le litre. Quant au rouge, la gerle de vendange se paie 75 francs et le vin clair, 1 franc 05 la bouteille.

La valeur totale de la récolte 1895 se monte à Fr. 2,338,000 pour les 35000 ouvriers de vignes du vignoble, soit un rendement brut de 67 francs par ouvriers.

Du point de vue météorologique, l’année 1895 connaît un automne chaud. Il ne pleut en effet pas entre le milieu d’août et le 11 septembre; les deux derniers mois de végétation sont très secs. La vendange se déroule dans de bonnes conditions; la qualité des raisins est supérieure à celle de 1893. Le blanc a 9,5 à 10% d’alcool et 7 à 8 grammes d’acide tartrique; le rouge titre 12 degrés.

Après un automne aussi chaud, les vignerons sont en mesure d’attendre une forte récolte en 1896; le bois ayant bien mûri. De plus, la cochylis n’a fait que peu de dégâts. Toutefois, le phylloxéra continue de s’étendre lentement. Cependant, les communes les plus touchées commencent à reconstituer leur vignoble sur plants américains.

Les pluies fréquentes de l’été et de l’automne favorisent un fort développement du mildiou et de l’oïdium si bien que 1896 est une mauvaise année pour la vigne. La grêle vient encore frapper de nombreux parchets. A la vendange, on découvre de très nombreuses grappes endommagées par la pourriture. Le vin est donc médiocre; le rouge a souffert du manque de maturité, le blanc a mieux tenu, même s’il est simplement qualifié de liquide assez buvable.

Le rendement du vignoble est 1,43 gerle par ouvriers. Les analyses donnent un titrage en alcool pour le blanc de 9,75 degrés avec 11,2 grammes d’acide tartrique. Quant à l’extrait sec, il est de 21,3 grammes par litre.

Le vin blanc se vend 45 centimes le litre. Sa forte teneur en alcool est en réalité le résultat d’un sucrage de deux à trois kilos par hectolitre.

1897 s’annonce favorablement; l’été est sec et le mildiou ne fait que peu de ravage. Le phylloxéra, quant à lui, continue de s’étendre.

C’est dans cet environnement viti-vinicole que Samuel Chatenay, fils de d’Henry-Auguste, fête le centenaire de son encavage.

Samuel Chatenay (1848–1930)

Samuel reprend les rênes du commerce familial en 1880. Jusqu’à sa mort survenue en 1930, il donne à son encavage ses lettres de noblesse et à ses vins une typicité toute particulière qui les fait reconnaître d’entre les crus.

Citadin et villageois, résidant tant dans la propriété des Aliscamps, bâtie entre la route de l’Evole et le chemin de Trois-Portes qu’à Auvernier, Samuel Chatenay a épousé Mathilde Berthoud, la fille du peintre neuchâtelois Auguste-Henry Berthoud, dont les amis admiraient toujours les délicieux portraits de ses enfants peints par Camille Corot qui ornaient le mur de son atelier.

Toujours impeccablement soigné, Samuel Chatenay aborde les vendanges à Auvernier en portant une calotte de velours. Il suit le travail des pressureurs depuis une logette en verre, inspirant le respect à quiconque entre. Au fond des locaux de pressurage trône une gerle, qui porte la date de 1796. Celle-ci rappelle aux visiteurs l’ancienneté de la maison.

En véritable artiste, Samuel Chatenay sait faire naître le bouquet des vins neuchâtelois, veillant, voire dormant dans son pressoir, à l’instar de nombreux aristocrates du Pays, pour attendre le moment où la montée du rouge en cuve s’affaisse, soit le moment solennel créateur du bouquet qui fait des rouges de Neuchâtel, Auvernier, Cortaillod, des crus réputés.

A l’occasion du centenaire de son encavage, Samuel Chatenay prend la peine de rédiger un opuscule intitulé « Observations générales sur le vignoble et les vins de Neuchâtel ». Avec vigueur, sans en faire l’apologie, il parle « de cet excellent cru, en rendant hommage à la vérité. »

Il impute aux couches calcaires sur lesquelles le vignoble est planté la vivacité « toute gauloise » et le bouquet des vins. Il regrette cependant que les conditions climatiques du pays ne permettent pas chaque année d’obtenir une maturité optimale. Toutefois, il rend hommage aux vignerons qui, par leur travail et leurs soins continus, tentent sans cesse de pallier aux déficiences météorologiques.

Il place les vins rouges de Neuchâtel au premier rang des vins suisses mais pour que ceux-ci méritent ce compliment, il faut qu’ils soient vinifiés de manière optimale. Il dénonce alors l’incurie de certains encaveurs de qui abîment le produit des vendanges en laissant le pinot cuvé avec ses raffles un temps insuffisant, au contact de l’air extérieur. Il préconise l’égrappage systématique, qui évite l’âpreté. C’est exclusivement les pépins et la peau des raisins qui doivent donner au vin les tanins, la robe, la finesse, le corps et le goût du fruit qui lui permettent atteindre sa plénitude et un vieillissement optimal. Les tanins de la raffle entraînent ce goût détestable que certains appellent à tort goût du terroir.

Il écrit ensuite:

« Les vins rouges de Neuchâtel, égrappés et cuvés avec soin, le marc toujours couvert de liquide, dans des cuves et des locaux hermétiquement fermés (sauf à livrer passage à l’excès d’acide carbonique), et à la haute température occasionnée par la fermentation, doivent être mis au pressoir aussitôt l’ébullition naturelle terminée, soit au moment où le vin a passé à l’état de vin; puis soutirés dès la limpidité apparue, par un temps sec et une température basse, quoique au- dessus de zéro. S’il convient de loger nos vins rouges dans des foudres de grandes dimensions suivant les quantités récoltées, par contre le soutirage doit être opéré dans de la futaille de moindre contenance, d’où ils ne devraient être mis en bouteilles, sans jamais les coller, qu’après un an ou deux de repos. Malheureusement, cette dernière condition est rarement remplie, en raison même de la petite quantité du produit, en regard des exigences de la consommation, surtout dans les grandes années où la demande plus forte vide les caves de l’encaveur avant que ses vins aient atteint chez lui, en fûts, la maturité nécessaire à la mise en bouteilles. »

Cet extrait rappelle que seul le 6% du vignoble était alors planté de pinot car peu de terres étaient jugées compatibles avec la culture de ce plant délicat et fin. La famille Châtenay elle- même ne posséde qu’une infime surface complantée en rouge.

Pour les blancs, il différencie deux types de mises en bouteilles: celle sur lie dont le vin fait les délices des amateurs de tripes et de fondue et celle où les lies ont été supprimées. Seule cette dernière manière de faire permet au blanc de Neuchâtel d’être comparé avec des Chablis. Pour cela, il faut le mettre assez rapidement en bouteilles après un seul soutirage, sans jamais le coller. Dans ces conditions, il obtient sa maturité en bouteilles, développant ses qualités d’année en année, sans perdre sa vivacité qui fait son originalité.

Ces quelques lignes témoignent des soins que Samuel Chatenay apporte à ses vins et montrent qu’il veut sans cesse travailler à l’amélioration de l’image des vins de Neuchâtel. A cette époque, l’incurie de nombreux encaveurs contribuait à véhiculer hors des frontières cantonales une image peu glorieuse des produits du vignoble. On comprend que de vrais professionnels aient tout mis en oeuvre pour combattre cette situation. Samuel Chatenay est donc l’un d’eux. A ce titre, il a présidé longtemps la Société des propriétaires-encaveurs et a obtenu pour sa marque de nombreuses récompenses tant nationales qu’internationales.

Sur la récolte de 1896

Les livres de comptes de Samuel Chatenay laissent évaluer l’importance des vendanges de 1896. Le tableau suivant permet de comptabiliser le nombre de gerles acquises et vinifiées:

Achat de gerles de blanc: nombre de gerles prix unitaire par gerle
Auguste Chatenay, Auvernier 197,65 30.-
Madame de Buren, Vaumarcus 57 33.-
Jean de Perregaux, Neuchâtel 35 30.-
Samuel de Perregaux, Neuchâtel 58,55 30.-
Charles Guinchard, Gorgier 5 33.-
David Pellaux, Corcelles 14,40 30.-
Mme Alphonse de Coulon, Neuchâtel 109 33,875
Fournisseurs divers 20,96 30
Total des gerles de blanc 497,56 15535.2
     
Achat de gerles de rouge:    
Auguste Chatenay, Auvernier 4,70 35.-
Georges Courvoisier, Neuchâtel 11,97 35.-
Auguste Mayor, Neuchâtel 4,70 36.-
René Marson, Derrière Moulin 16 35.-
Eugène Colomb, Neuchâtel 31,84 36,10
David Pellaux, Corcelles 1,70 35
Bonnet, Frères, Auvernier 5,80 35.-
Madame de Buren, Vaumarcus 21 35.-
Charles Guinchard, Gorgier 3 35.-
Eugène Comtesse-Paris, Bevaix 6 35.-
Fournisseurs divers 22,03 35.-
Total des gerles de rouge 128,74 4545.-

Ce tableau montre à l’envi que les Chatenay achètent une très grande quantité de vendange auprès de nombreux fournisseurs. Parmi ceux-ci, relevons les noms de Madame Alphonse de Coulon, qui est propriétaire du domaine de Chauvigny à Bevaix, et de Madame de Buren, qui possède le domaine du château de Vaumarcus. Après la vente de ce domaine à Louis Pernod, les Chatenay continuent d’en vinifier le raisin. Aujourd’hui, les Caves Chatenay-Bouvier sont propriétaires à Vaumarcus de plus de douze hectares de vigne qui donnent les vins réputés du Château de Vaumarcus.

Parmi les autres fournisseurs importants, mentionnons Henry de Wesdehlen, qui, excepté en 1896, livre entre 120 et 300 gerles par année. Et pour trouver de tels vendeurs de vendanges, Samuel Chatenay n’hésite pas à prendre la plume. Par exemple, en 1886, il cherche à obtenir la part du vignoble de Grand-Verger, propriété de Félix Bovet, qui accepte de la lui concéder.

En définitive, leur récolte propre ne correspond qu’au tiers du raisin encavé. Ceci permet d’estimer qu’avec les achats faits, ils vinifient des vendanges équivalentes à celles produites par un domaine d’une superficie de vingt hectares, ce qui les place parmi les encavages les plus importants du vignoble.

Par déduction, on peut admettre que cette petite année leur permet de commercialiser environ 50.000 bouteilles de blanc et 13.000 de rouges.

Eu égard à la faiblesse du rendement, (430 grammes de raisin au mètre carré), seule la moitié de leurs tonneaux doit pourtant être remplie!

En prenant le rendement des vignes Chatenay de 1895 à 1900, on se rend compte au premier coup d’oeil des écarts de production d’une année à l’autre et des différences du prix d’achat unitaire de la gerle.

 
Année Nb/gerles Prix/gerle
Pour le blanc:    
1895 340,82 42.50
1896 197,65 30.–
1897 138,60 45.–
1898 200,05 54.–
1899 233,73 38.–
1900 817.18 18.– à 20.–
1901 427,83 20.–
Pour le rouge:    
1895 7,85 58.45
1896 4,70 30.–
1897 4,55 50.–
1898 2,65 80.–
1899 1,68 62,50
1900 6,85 35.–
1901 2.44 20.–

Comme on peut le remarquer, l’année 1900 a un rendement exceptionnel correspondant à un kilo et demi par mètre carré.

Ces écarts de production, caractéristiques de la viticulture d’autrefois, rappellent que les vignerons des siècles passés avaient tendance à privilégier la quantité au détriment de la qualité.

Les livres de comptes permettent aussi d’estimer le nombre de bouteilles vides que les Châtenay achètent chaque année. En 1896, ils commandent environ 67.000 bouteilles auprès de la verrerie de Wanwyl et 45.000 chez Voegeli & Cie à Zurich en provenance de Bulach. Ils reprennent aussi les bouteilles fédérales vides auprès de leurs clients au prix de quinze centime l’unité; les anciennes à dix centimes.

Tous ces flacons ne servent pas exclusivement à embouteiller du Neuchâtel. Ils sont aussi employés pour les mises des vins de Catalogne, d’Alicante, de Bourgogne, de Bordeaux, de Muscat, etc, qui arrivent en fût à Neuchâtel. Ce commerce se faisait avec les maisons Sarrasin & Cie de Bordeaux, Bonin-Jullien à Mâcon, Garnier-Charier de Meursault, Martel & Cie à Villafranca et tant d’autres qu’il serait fastidieux d’énumérer.

Pour pallier les déficiences des mauvaises récoltes ou pour augmenter son stock, Samuel Chatenay achète aussi du vin rouge de Neuchâtel en bouteilles. Par exemple en 1900, du 1893 et du 1895 à A. Guebhart de Saint-Aubin, et du blanc auprès de Georges de Coulon: 5000 bouteilles de 1893 du domaine de la Brosse à quarante centimes la pièce

Les employés

Pour cultiver le domaine, Samuel Chatenay emploie plusieurs vignerons. Parmi eux, citons Jules Maire, d’Auvernier, qui cultive entre autres la petite vigne dépendante de la maison des Aliscamps à Neuchâtel et 49,7 ouvriers; Charles Olivier, chargé de 38,9 ouvriers; Louis Nicoud avec 39,3 ouvriers et Aldolphe Nicklaus avec 44,3 ouvriers.

Ces vignerons n’hésitent pas à recourir à l’aide de leur femme et à engager selon les saisons des journaliers, par exemple lors des labours ou des effeuilles.

Ils sont payés par tiers pour la façon des vignes, soit pour les travaux usuels de la culture. Pour se faire rembourser tous les travaux supplémentaires accomplis, tant aux vignes qu’à la cave, ils tiennent des carnets où ils détaillent leurs journées.

La façon ou culture d’une vigne englobe les travaux suivants: le retrait des échalas après la vendange, la taille, le labourage du croc, l’échalassement, les effeuilles, le deuxième labour, les attaches et le troisième labour. Certains propriétaires exigent un quatrième labour. Les travaux payés en complément sont la vendange, le portage des terres et du fumier, les charrois, la préparation des échalas, les provignages et greffage, le pressurage et l’encavage. Durant l’été, certains vignerons participent aussi à l’entretien des murs.

Les frais de culture

Pour 1902, la totalité des frais de culture des 172,2 ouvriers du domaine s’élève à 6876,80 francs, soit l’équivalent de 40 francs par ouvrier. Dans cette somme sont compris la façon les traitements, les nouveaux échalas qui coûtent cinq francs le cent, les assurances grêle et phylloxéra et le vin des labours.

Les frais d’encavage

Ceux-ci sont très difficile à estimer. Toutefois, en 1896, le charroi d’une gerle de la vigne au pressoir revient à 1.50 franc; un pressureur est payé entre 4 et 4.50 francs par jour; le pressurage d’une gerle facturé un franc. Quant à la location de la cave, elle se monte annuellement à 350 francs.

Durant les vendanges, Madame Chatenay a la mission de donner du fromage et du vin aux pressureurs. Les gerles de marc sont ensuite vendues au distillateur Alfred Sydler à raison de 15 centimes la gerle et les pots de lie, 10 centimes (En 1896, 600 gerles de marc et 380 pots de lie). Ces prix varient selon les années.

Dans les frais, il faut aussi prendre en compte l’étalonnage des gerles, des tonneaux et des pipes ainsi que le matériel de cave comme des boîtes de cuve et des pompes qui viennent de chez Fred Salathé de Morges.

Pour vinifier correctement, Samuel Chatenay achète du sucre de fruit chez le Dr Follenius de Zurich et des agents conservateurs auprès de l’Office Vinicole à Paris.

À cela, il convient d’ajouter les frais de bouchons, d’étiquetage, de publicité. À ce titre, on peut détailler les notes de frais de voyage. En 1896, Samuel Chatenay se rend en mars à Berne, à Lucerne et à La Chaux-de-Fonds; en avril, à Genève où il reçoit une médaille d’argent; en juin, à Berne et à Lausanne; en août, il effectue une grande tournée en Suisse allemande, qu’il répète en septembre; en décembre, il visite la Riviera vaudoise et Genève.

S’il ne sort pas de Suisse cette année-là, il est à Bruxelles en 1897 pour l’exposition internationale où ses vins obtiennent une médaille d’or.

En plus de ses voyages personnels qui l’entraînent principalement en Suisse allemande, Samuel Chatenay a des représentants qui voyagent sans cesse afin de promouvoir ses produits.

Cet état de la situation, tout lacunaire qu’il soit, montre bien à quel point cet encavage est important lors de son centenaire et comment Samuel Chatenay le dynamise.

Anecdotiquement votre

Samuel Chatenay se veut donc un défenseur ardent de la qualité des vins de Neuchâtel. Ainsi, il n’hésite pas à monter sur ses grands chevaux dès que, dans un journal, d’aucun critique les vins de Neuchâtel. À cet effet, il écrit en date du 11 octobre 1912 à Philippe Godet à propos d’un article de la Gazette de Lausanne dans lequel celui-ci donne à entendre que la qualité du vin de 1912 ne sera pas excellente. Il dit ensuite: » Entre nous, je partage ton opinion mais notre Compagnie (celle des propriétaires-encaveurs) entérine qu’elle n’est pas bonne à publier et si tel était le cas de la récolte pendante dans le canton de Vaud, les journalistes vaudois se garderaient bien de nous en faire part. » Il demande à son ami d’être mois sévère lors d’un prochain communiqué!

La reprise de la Maison Bouvier frères

La Maison Bouvier Frères a été créée en 1811. Avec succès, la première, elle a élaboré des vins mousseux selon la méthode champenoise, soit la fermentation traditionnelle en bouteilles. En 1831, elle reçoit le certificat envié de fournisseur attitré de Sa Majesté le Roi de Prusse, – Neuchâtel étant alors principauté et canton suisse -. Tout au long du XIXe siècle, elle accumule médailles et diplômes, exportant à travers le monde ce mousseux de Neuchâtel de haute renommée.

De tout temps, il y eut une excellente entente entre les maisons Bouvier et Châtenay que des liens de parenté soudèrent davantage. Les livres de comptes des « Marchandises générales » permettent d’estimer les échanges commerciaux conduits alors. Car année, les Chatenay achètent d’assez grandes quantités de mousseux qu’ils diffusent.

Finalement, le 1er octobre 1931, la société Châtenay reprend la suite des affaires de Bouvier Frères. Ce rachat entraîne le déplacement du siège social et de l’encavage d’Auvernier à l’Evole à Neuchâtel où les Bouvier ont leurs caves et pressoirs.

Juste avant sa mort en 1930, Samuel Chatenay a dû faire face à des difficultés économiques liées à la crise qui l’ont contraint à se séparer d’une partie de son domaine viticole, modifiant ainsi la structure même de l’entreprise. Pour ses successeurs, qui créent alors la Société Anonyme Samuel Chatenay, la reprise de Bouvier est synonyme d’un nouveau départ.

Le groupe Amann & Cie

En 1957, le groupe Amann & Cie Sa reprend cette société. Bénéficiant d’une impulsion nouvelle, celle-ci accroît constamment ses affaires, tant dans le canton, en Suisse qu’à l’étranger. En raison de ce développement et pour faire face à des difficultés d’exploitation inhérentes à la configuration des locaux dans lesquels elle est installée, elle acquiert le Domaine de l’Isle à Boudry où elle s’établit en 1975 dans un complexe moderne et parfaitement adapté à ses besoins. Tant les locaux d’encavages que la partie administrative sont équipés de manière optimale afin de promouvoir au mieux les vins de Neuchâtel.

Les caves Chatenay-Bouvier SA

Depuis 1994, les Caves Chatenay-Bouvier SA assurent la pérennité de cet encavage neuchâtelois en continuant d’offrir aux amateurs trois gammes de vins: ceux du domaine du Château de Vaumarcus, soit un pinot noir, un Œil de Perdrix, un chasselas, un chardonnay et un pinot gris; « Les Classiques », comprenant un pinot noir « Cuvée réservée », du « Goutte d’Or  » et du « Cordon bleu » pour les chasselas, de l’Oeil de Perdrix, du pinot gris et un blanc de noir appelé désormais « Perdrix blanche »; « Les Paysages », quatre chasselas provenant de quatre terroirs communaux distincts: Auvernier, Colombier, Cortaillod et Boudry.

À ces trois lignes de crus, il convient d’ajouter la production des mousseux, qui perpétuent la tradition des Frères Bouvier, et les vins du Domaine de La Lance, ancienne chartreuse située en terres vaudoises entre Vaumarcus et Concise.

Les Caves Chatenay-Bouvier SA perpétuent donc cette recherche de qualité où la tradition et le progrès vont de pair.

Le millésime 1995

Pour produire ce millésime qui peut sans aucun doute être classé parmi les grands, il a fallu tout d’abord conduire avec rigueur la culture des 18,78 hectares de vigne qui forment le domaine. Réparti sur les territoires des communes d’Auvernier, Colombier, Boudry, Cortaillod et Vaumarcus et complanté de chasselas, de pinot noir, de pinot gris et de chardonnay, il permet de récolter des raisins qui possèdent les caractéristiques propres de ces terroirs que l’on retrouve dans les vins.

Une culture suivie et un égrappage sévère lors de la véraison, un contrôle et une sélection impitoyable durant la vendange ont fait que la récolte a donné des rendements moyens de 72 hecto/ha pour les chasselas et de 53 hecto/ha pour les pinots noirs, soit les rendements les plus bas de la Suisse romande. Mais cette sévère limitation de récolte porte ses fruits puisqu’elle permet d’obtenir des crus de haute tenue, grâce aussi à la compétence professionnelle des œnologues et aux soins attentifs et constants durant le pressurage et l’élevage du vin

Ainsi les chasselas sont d’une très grande finesse, florals et fruités tout en ayant ce carbonique naturel qui en fait leur typicité. Les Œils de Perdrix à la robe tuilée atteignent une finesse qui fut rarement égalée, alliant arômes de fruits et de terroirs, tendresse, richesse et velouté. Quant aux pinots noirs, ils promettent un millésime remarquable grâce à la typicité des arômes et l’équilibre entre les tanins et les composés phénoliques.

En guise de conclusion

La qualité des vins des siècles passés restera à jamais un mystère pour les consommateurs d’aujourd’hui. Sans conteste, ils devaient être très différents de ceux que nous dégustons aujourd’hui. Toutefois, ils réjouissaient le cœur des hommes, les poussant cependant à chercher des moyens pour l’améliorer.

Il convient de ranger parmi ces infatigables chercheurs, tous les membres de la famille Chatenay et leurs collaborateurs, puis ceux qui ont pris la relève, tant vignerons qu’œnologues. Tous, ils ont œuvré afin de tirer de ce terroir des raisins leur permettant d’obtenir le meilleur des vins, leur vin. Ils ont aussi sans cesse travaillé pour faire connaître, vanter, diffuser ce vin qu’ils aiment.

Ils appartiennent donc à cette longue chaîne d’hommes qui ont forgé ce pays, créer cette mentalité et surtout élaboré ce breuvage typique qu’est le vin de Neuchâtel. Et ils doivent poursuivre leur travail afin que la renommée des vins de Neuchâtel continue de s’accroître.