Le musée de la vigne et du vin

Château de Boudry Ambassade du vignoble neuchâtelois, œnothèque et musée

Neuchâtel et la vigne au XVIIIe siècle (rapide survol)

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Jean-Jacques Rousseau a découvert pour la première fois la ville de Neuchâtel durant l’hiver 1730-1731. Il y donne quelques cours de musique. En 1762, il revient dans la principauté et s’installe à Môtiers. Le 12 mai 1763, il acquiert le statut de bourgeois. Jusqu’en 1765, date de son départ précipité du Val de Travers, il ne passe dans la capitale que de brefs séjours, convié là par son ami Pierre-Alexandre DuPeyrou. Si la ville ne l’inspire pas, il a sans doute été surpris par son environnement viticole. En effet, il est impossible à cette époque de l’ignorer tant la vigne ceinture la ville. Pour s’en convaincre, il suffit de consulter quelques anciennes gravures comme celles de David Herrliberger (1687-1777), qui présentent la ville vers 1760 tant vue du lac que depuis l’antique colline du Crêt-Taconnet.

En ce temps-là, dès que l’on sort des murailles qui sont encore effectives, on se heurte à une omniprésence de la vigne, montrant à l’envi que cette culture joue un rôle prépondérant dans l’économie locale. Presque tous les bourgeois en possèdent quelques parchets ; la plupart entre un et cinq ouvriers((L’ouvrier de vigne neuchâtelois = 352m2.)) ; seuls une dizaine d’entre eux peuvent se targuer d’en posséder plus de quatre hectares. L’honorable Compagnie des vignerons est alors la plus importante corporation de la ville puisqu’elle compte comme membres tous ceux qui sont propriétaires et qui désirent que le travail de leurs vignerons soit supervisé par des experts. Quant aux vignerons eux-mêmes, dès qu’ils travaillent des parcelles sises dans la Mairie de Neuchâtel, ils sont obligés de prêter serment à la Compagnie et de se soumettre à sa juridiction. Ceux qui contrevenaient à ses directives pouvaient être mis à l’amende, et dans les cas les plus graves, être purement et simplement bannis de la ville. En ville, deux mâts sont érigés et lorsque les bannières y flottent, personne n’a le droit de se rendre dans les vignes. L’ordre des saisons est réglementé ; les tâches surveillées.

De leur côté aussi, les Quatre Ministraux((BPUN manuscrit 1592)) sont concernés. Au mois d’août, à l’approche de la véraison, les vignes sont mises à ban. Les Conseils de ville nomment les capitaines des brévards pris dans leur rang pour surveiller le travail de douze gardes-vignes. Ceux-ci, après avoir prêté serment, sont chargés de garder les parchets des déprédations possibles mais surtout de vendanges précoces.

En septembre, les Quatre Ministraux convoquent le Conseil Étroit pour établir les prudhommes ou visiteurs jurés des vignes. Ils en choisissent quatre, à savoir deux du petit Conseil ou Conseil des Vingt-quatre et deux du Conseil des Quarante. Ceux-ci entrent immédiatement en fonction et après une première visite du vignoble, ils présentent un rapport circonstancié aux Quatre Ministraux, eu égard à leurs observations sur l’état de maturité du raisin. On leur ordonne alors de procéder à une seconde visite pour qu’ils se prononcent sur «le jour auquel.il convient de mettre le ban». Il faut entendre par la mise du ban en réalité la levée du ban soit le début de la vendange.

Dès que cette visite est faite, on assemble à nouveau le Conseil Étroit où les quatre prudhommes sont invités à présenter un rapport général et détaillé sur l’état de maturité du raisin. Les deux membres du Conseil des Quarante sortent ensuite de la salle. Seuls les membres du Conseil Etroit sont habilités à se prononcer sur le jour de l’ouverture des vendanges.

Avant ce jour-là, deux des Quatre Ministraux, en compagnie de quelques membres du Conseil Étroit, experts en vin, et de l’Intendant de l’Hôpital vont visiter les vignes dépendantes de la dîme de Saint Blaise, les moitresses et les tierces gerles. Le receveur de la Maladière visite sa dîme particulière. Des ordres concernant les mises aux enchères des récoltes sont donnés à l’intendant de l’Hôpital, soit l’hospitalier afin que celui-ci les transmette au sous-hospitalier qui affiche les billets de publications aux lieux ordinaires. Cette procédure permettait aux futurs enchérisseurs de la dîme de s’informer.

Parallèlement, dans les derniers jours de septembre, on avertit le cabaretier de l’Aigle Noir de préparer le repas du ban que l’on commande pour environ trente personnes.

Avec octobre «on met le ban des Vendanges ». Au jour fixé d’avance et quelques heures avant de se rendre dans les parchets, les visiteurs des dîmes font un ultime rapport à Messieurs les Quatre Ministraux, suite aux dernières observations recueillies et ils donnent leur avis sur le prix auquel il convient de laisser échoir les mises aux enchères des dîmes.

Ensuite, Monsieur le Maire, les membres de la Justice et les Quatre Ministraux s’assemblent. Le maître-bourgeois en chef demande que les prudhommes soient encore entendus après avoir prêté serment. Dès leur rapport lu, il requiert que «le ban des Vendanges soit mis & crié suivant coutume & conformément à nos franchises et libertés. Monsieur le Maire demande la connaissance à l’aîné des membres de la Justice». Il faut entendre par connaissance la présence entre les mains du maire d’une grappe de raisin bien mûre qui atteste que la récolte peut débuter.

Ensuite, à l’exception des Quatre Ministraux, tous se rendent au logis de l’Aigle noir pour délibérer encore sur le cas. La délibération faite et la décision prise, tous les membres de la Justice retournent à l’Hôtel de Ville où le doyen de la Justice annonce le jour fixé pour le début de la récolte pour les divers quartiers du vignoble. Ceci fait, les quatre Maîtres-bourgeois, précédés des sauthiers, vont faire les proclamations publiques du ban des vendanges aux endroits accoutumés.

Les Quatre-Ministraux s’occupent encore de l’organisation des enchères des dîmes en vin dépendantes de l’Hôpital, appelées communément la dîme de Saint-Blaise. Comme les habitants de Saint-Blaise avaient obtenu du Conseil d’État dans un arrêt rendu le 16 janvier 1733 le droit de décider eux-mêmes de leur ban de vendanges pour autant qu’ils en avertissent à l’avance les Quatre Ministraux, ces derniers devaient souvent attendre que les dates de vendanges de Saint-Blaise soient définies pour exposer ces dîmes aux enchères.

Juste avant la rupture du ban, on établit quatre gardes du quartier des Repaires qui est vendangé plus tardivement pour surveiller et empêcher que les vignes vendangées ne subissent quelques dommages par des grappilleurs non autorisés. Leur office dure jusqu’au jour où l’on publie le ban des Repaires et celui du grappillage.

Précisons que les vendanges en Ville s’effectuent en fonction d’un ordre bien défini. D’abord, les vignes dites privilégiées sont vendangées et cela deux jours avant l’ouverture générale du ban. Ensuite, les vendangeurs peuvent se rendre dans les autres parchets à l’exception de ceux des Repaires, Doeurs, Tombet et Draize.

Après les vendanges, les maîtres-bourgeois devaient attendre la fin du mois de novembre ou le début de celui de décembre pour avoir à s’occuper de la Vente — soit l’établissement du prix officiel du vin pour l’année courante — établie par le Conseil d’État.
En ville de Neuchâtel, comme démonté ci-dessus, on ne plaisante pas avec les affaires de vignes qui occupent à la fois tant les autorités que les bourgeois. Il est vrai que si le marché de l’argent offrait des intérêts entre 4 et 5%, le rendement des vignes et de la vente du vin rapportaient davantage, surtout au XVIIIe siècle. Quelques comptabilités montrent à l’envi quel revenu on tirait alors des vignes.

Pour les années qui nous intéressent, le tableau ci-dessous montre bien le rendement réel des vignes. Cet exemple est tiré des archives Marval((AEN Fonds Marval)) pour une vigne sise à Pain-Blanc.

années gerles blanc rouge total rendement gerles par ouvrier valeur à la Vente frais de culture produit positif produit négatif % sur le capital de £1140 par 6 années
1750 17 3 20 2.35 211.2 72.1 139.1   12.75
1751 20 5 25 2.94 250 68 182  
1752 22 10 32 3.76 268.8 68.6 200.2  
1753 42.5 11.25 53.75 6.32 241.85 88.05 153.8  
1754 19.25 9.5 28.75 3.38 193.2 57.45 135.75  
1755 15 4 19 2.23 118.55 55.35 63.2  
1756 9.5 2 11.5 1.35 92 65.2 26.8   4.87
1757 3.1 1 4.1 0.48 35.25 76.45   41.2
1758 5.75 1.75 7.5 0.88 100.8 50.7 50.1  
1759 8 3 11 1.29 132 57.25 74.7  
1760 25.66 5.25 30.91 3.63 192.15 66.85 125.3  
1761 27.25 4.3 31.55 3.71 151.8 53.25 98.5  
1762 15.5 4.75 20.25 2.38 145.2 81.2 63.95   8.25
1763 24.12 7.25 31.37 3.69 151.4 54.4 96.95  
1764 19.5 6 25.5 3 208.75 73.95 134.75  
1765 21 10.5 31.5 3.7 181.4 61.85 119.55  
1766 7.75 4.25 12 1.41 149.55 57.45 92.1  
1767 9.25 4.3 13.55 1.59 145.05 87.8 57.25  
1768 18.25 4.25 22.5 2.64 183.6 81.35 102.2   9.62
1769 5.3 2 7.3 0.85 119.65 72.25 47.4  
1770 7.5 1.6 9.1 1.07 176 68.75 107.2  
1771 5.1 1.3 6.4 0.75 124 75.7 48.25  
1772 36.28 11.6 47.88 5.63 345.3 84.55 260.7  
1773 12.75 2.25 15 1.66 180 80.45 99.55  

 

Donc, on remarque aisément que le rendement du capital en pourcentage est globalement supérieur au 5% du loyer de l’argent. En essayant de dépasser les frais liés à la culture des vignes et de porter son regard sur les plus-values que le commerce des vins peut apporter, grâce à un livre de cave conservé dans les archives Montmollin((AEN Fonds Montmollin)), on remarque que la commercialisation apporte à ceux qui l’exercent des bénéfices intéressants. Le graphique suivant :

 


C’est évidemment la ligne du profit qui est significative et qui montre en proportion les plus-values que la vente de vins apporte au-delà des coûts et profits de vendanges.

Bien sûr, certaines années peuvent être négatives. La plupart du temps, c’est dû à des grêles ou des problèmes liés à la météorologie. Il faut aussi tenir compte des cycles végétatifs naturels de la vigne qui jouent encore des rôles significatifs. Cependant, pour pallier ces variations, grâce au système de la Vente des vins sous l’égide du Conseil d’État, on joue sur les prix réels du vin afin d’assurer bon gré mal gré des revenus tant aux vignerons qu’aux négociants.

Ainsi, tous ceux qui arrivent à Neuchâtel au XVIIIe siècle doivent rapidement être mis au courant des problèmes viticoles car ceux-ci sont sans doute la principale préoccupation des bourgeois de la Ville, surtout lorsque les vendanges approchent. Rousseau n’a pas dû y échapper même si cela ne le captivait pas !

Patrice Allanfranchini
Janvier 2012