Le musée de la vigne et du vin

Château de Boudry Ambassade du vignoble neuchâtelois, œnothèque et musée

Un regard sur le vignoble de Cressier

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Reportons-nous à la fin du XVIIIe siècle

À l’occasion du Salon des Trois Dimanches, les Vignolants et leurs amis se retrouveront tous à Cressier. Profitant de cette aubaine, je présenterai succinctement dans ces lignes un bref aperçu de l’histoire viticole de ce fameux village dont la renommée des crus a depuis longtemps dépassé les frontières.

De précieux manuscrits

Le musée de la Vigne et du Vin possède deux manuscrits1 importants écrits à l’usage du receveur de la dîme de Cressier. Afin que cette dernière puisse être prélevée avec exactitude, il fallait que les dîmeurs tiennent une comptabilité précise dans ce qu’il est convenu d’appeler des carnets de dîme. Ceux-là recouvraient les différents quartiers qui composaient un vignoble et étaient remplis au jour le jour. Étant donné qu’il fallait plusieurs jours pour vendanger des grands parchets et que la dîme était prise quotidiennement, une même vigne pouvait être mentionnée en plusieurs pages d’un même carnet. Leur consultation devenait donc vite ardue. Afin de récapituler l’ensemble, des livres de recette de dîme furent constitués. Ceux du Musée de Boudry présentent la vendange de Cressier pour les années 1791 à 1795 et 1801, 1802.

Comme certaines vignes étaient franches de dîme, il fallait que le receveur en soit informé. Ainsi ses registres donnent la liste exhaustive des parcelles du vignoble cressiacois, précisant pour chaque vigne sa nature: à savoir si elle était franche de dîme et, si elle était cultivée à moitresse2 ou à tierce, à qui elle appartenait…

Le rendement des vignes

Généralement, il n’est pas facile de connaître le rendement moyen des vignes des siècles passés. La production, d’une année à I’autre, peut varier du simple au double, sinon plus, en fonction des variations climatiques ou des accidents météorologiques. Dans notre pays, à l’inverse de la France,3 nous connaissons bien les capacités des anciennes mesures même s’il faut toujours envisager une marge d’erreur lorsque des calculs surviennent. Quant aux documents qui permettent de mesurer le rendement du vignoble neuchâtelois, s’ils sont rares pour le XVIIe siècle, ils abondent pour le XVIIIe. Cependant leur consultation reste difficile vu qu’ils appartiennent souvent à des fonds d’archives privées.

Connaissant grâce à un « tableau des ventes du vin de la Principauté de Neuchâtel depuis l’année 14864 » la répartition des différents terroirs dressée à l’intention de M. de Lespérut5 en 1809, nous savons que le vignoble de Cressier recouvrait une superficie de 2000 ouvriers de vigne,6 soit 70,4 hectares. Ce chiffre semble cependant un peu faible vu que, lors de l’élaboration du cadastre vers 1870, 2102 ouvriers de vigne7 étaient dénombrés. Comme la culture de la vigne n’a pas régressé avant l’apparition des grands fléaux du XIXe siècle, il faudrait mieux estimer la surface viticole de Cressier à 2100 ouvriers de vigne et même un peu plus.

Cependant, pour les estimations présentées ci-dessous, j’ai retenu le chiffre de 2000 ouvriers de vigne donné en 1809 à M. de Lespérut. Ainsi, il est possible de dresser le tableau8 suivant qui donne le rendement global du vignoble de Cressier pour la fin du XVIIIe siècle et le début du XIXe

— tableau910

Il convient de nuancer

Ces chiffres concordent avec ceux donnés par M. G. Durand11 dans son ouvrage sur la vigne en Beaujolais et Lyonnais au XVIIIe siècle. De manière idéale, le vignoble neuchâtelois avait un rendement moyen de 2.14 gerles à l’ouvrier12 au XVIIe siècle ce qui donne un rendement de 44.38 hectolitres à l’hectare. Je crois qu’il faut se rattacher à l’opinion de Robert Chapuis13 qui dit que « cette notion de production moyenne a peu de signification». En effet, les aléas climatiques sont si fréquents dans nos régions que les années où les récoltes sont minimes ne sont pas exceptionnelles. Il convient toutefois de souligner que la viticulture d’hier poussait souvent à la productivité au détriment de la qualité étant donné que les principes même de la vinification n’étaient pas compris et que la qualité du vin dépendait du hasard dans bien des cas.
Au-delà des rendements proprement dits, il est intéressant de regarder à quel prix ces récoltes se vendaient et d’essayer d’estimer comment elles étaient écoulées sur le marché.
Il y avait… I’outre-vente

Dans la principauté de Neuchâtel, le prix du vin était fixé chaque année dans le courant du mois de décembre par les autorités. Ce prix de vente était déterminé en fonction des récoltes et des tendances du marché. Il servait de référence aux transactions viticoles et de prix de base pour attribuer les émoluments aux pasteurs et aux différents officiers de l’État. Toutefois, il ne représente pas le prix réel auquel le vin se vendait sur le marché. Ce dernier était majoré de quelques gros ou batz par pot. C’est ce qu’on appelle l’outre-vente.

Étant donné que les chiffres suivant sont fictifs et ne servent qu’à imaginer à quel montant d’argent s’élèverait la vente totale de la récolte de Cressier, le prix officiel de la vente suffit.

Il y avait… I’outre-vente

Dans la principauté de Neuchâtel, le prix du vin était fixé chaque année dans le courant du mois de décembre par les autorités. Ce prix de vente était déterminé en fonction des récoltes et des tendances du marché. Il servait de référence aux transactions viticoles et de prix de base pour attribuer les émoluments aux pasteurs et aux différents officiers de l’État. Toutefois, il ne représente pas le prix réel auquel le vin se vendait sur le marché. Ce dernier était majoré de quelques gros ou batz par pot. C’est ce qu’on appelle l’outre-vente.

Étant donné que les chiffres suivant sont fictifs et ne servent qu’à imaginer à quel montant d’argent s’élèverait la vente totale de la récolte de Cressier, le prix officiel de la vente suffit.

— tableau1415

En regardant ce tableau, il est facile de remarquer que le prix du vin pouvait compenser les mauvaises récoltes afin que les pertes encourues par les vignerons ne conduisent pas à la ruine. Ce principe de la vente servait de pondération même si les écarts entre les bonnes et les mauvaises années subsistent de manière conséquente.

Qui buvait le Cressier ?

Pour essayer de répondre à cette question, j’ai utilisé tout d’abord le livre16 des enregistrements des certificats d’origine des vins du cru du Pays de la Communauté de Cressier. Ce manuscrit permet de connaître de 1823 à 1848 tout le flux des exportations de vin vers les autres cantons. Les cantons les plus importateurs sont Berne, Soleure et Fribourg. Lucerne, Argovie, Bâle, Schwytz et même Vaud achètent du Cressier, en moindre quantité toutefois.

En 1829, année de grande abondance et de vin de qualité, Soleure importa 19652 pots, soit 102,35 muids; Fribourg, 11839 pots (61,66 muids); Berne, 37870 pots (197,18 muids). En tout, 361 muids de vin furent exportés vers les cantons combourgeois.

En admettant que la récolte de 1829, qui fut abondante, peut être comparée avec celle de 1792 qui produisit 1425 muids, on pourrait dire que le quart des récoltes était exporté.

Cette production envoyée vers les cantons combourgeois est celle qui était récoltée avant tout par les grandes familles propriétaires de vigne. Celles-ci à Cressier étaient originaires soit de Berne soit de Soleure. Si on relève les noms des plus grands producteurs de vin de Cressier à la fin du XVIIIe siècle, on note les noms des familles Mollondin, de Diesbach, DuPeyrou, Jeanrenaud, de Roll, de Vigier, d’Arreguer, Glutz, etc… A l’exception des noms de DuPeyrou et Jeaurenaud, tous les autres appartiennent à des familles patriciennes soleuroises ou bernoises. Sachant aussi que ces familles détiennent environ le tiers de la surface viticole de Cressier, il est aisé de comprendre pourquoi le quart au moins de la production de vin est envoyée vers Berne, Soleure et Fribourg. Parmi les exportateurs, il convient de mentionner le curé de Cressier dont le domaine viticole s’étendait sur plus de 65 ouvriers.((QLT, op. cit. note 7))

La répartition de la propriété viticole

Pour conclure, il est intéressant d’essayer de répartir la propriété viticole dans la population de Cressier pour la fin du XVIIIe siècle. Grâce aux livres de recette du receveur de la dîme, il est possible de construire un tableau qui, en fonction des gerles récoltées par chaque reconnaissant, permet d’estimer en pourcentage la superficie des terres cultivées.

La statistique de la population de Cressier telle que Quartier-LaTente17 la donne nous apprend qu’en 1791, 535 personnes habitaient la commune (255 hommes, 280 femmes; 317 Neuchâtelois, 218 étrangers). Pour cette même année, 173 personnes reconnaissent tenir et cultiver des vignes à Cressier, soit le tiers de la population globale. Il est clair que parmi ceux qui cultivent des vignes, passablement ne sont pas propriétaires des fonds qu’ils exploitent. Ils peuvent les cultiver soit à la moitresse ou à la tierce, pour les domaines du Prince ou de l’abbaye de Trub, ou être vignerons gagés par les grandes familles. Par exemple, Madame de Mollondin a à son service six vignerons. Toutefois il est possible de répartir la population vigneronne de Cressier de la manière suivante:

Nb de gerles récoltées Nb de personnes % % de la superficie des vignes
0 – 5 49 28,32 2,24
5 – 10 39 22,54 6,68
10 – 20 33 19,07 16,53
20 – 30 21 12,13 12,04
30 – 40 5 2,89 3,95
40 – 50 6 3,46 6,19
50 – 60 4 2,31 5,02
60 – 70 1 0,57 1,41
70 – 80 3 1,73 5,17
80 – 90 3 1,73 6,01
90 – 100 2 1,15 4,34
100 – 110
110 – 120
120 – 130 2 1,15 5,70
130 – 140 1 0,57 3,12
140 et plus 4 3,46 24,78

Pour la grande majorité de la population, la culture de la vigne n’apportera qu’un peu de vin sur la table et encore. Récolter 10 gerles, c’est encaver deux muids et obtenir ainsi de l’argent liquide pour acheter le froment nécessaire à la vie. Cependant, beaucoup de Cressiacois n’obtenaient pas ce rendement et devaient alors pour survivre louer leur bras ou s’adonner à d’autres métiers, la vigne ne les nourrissant pas.

Il est clair que cette étude n’est pas exhaustive et mériterait d’être développée et affinée.

Patrice Allanfranchini

  1. Musée de la vigne et du vin, Château de Boudry, livre de la recette de Cressier 1791-1795 numéro d’inventaire M.V. 29.5.83.2 et livre de recette de la vendange de Cressier 1801 et 1802, numéro d’inventaire M.V. 29.5.83.1. []
  2. Moitresse: type de contrat de culture de la vigne en usage dans le Pays de Neuchâtel où les fruits étaient partagés par moitié entre le propriétaire et le cultivateur. Tierce: même type de contrat mais le cultivateur retirait les deux-tiers des fruits. []
  3. Maurice GRESSET . Un document sur le rendement des vignes bisontines dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, 106e Congrès national des Sociétés savantes, Perpignan, 1981. Hist. mod., t.l, pp. 23-35. []
  4. Musée de la vigne et du vin, Château de Boudry, tableau des ventes du vin de la Principauté de Neuchâtel depuis l’année 1486-1812 No d’inventaire. M.V. 1984-3. []
  5. M de Lesperut, François Victor Jean, baron, gouverneur de Neuchâtel entre 1806 et 1814. []
  6. 1 ouvrier de vigne neuchâtelois = 352 m2 []
  7. Chiffre cité par Quartier-La-Tente, District de Neuchâtel, vol. 111 (QLT). []
  8. Tableau dressé à partir des données tirées des livres de recette de la vendange de Cressier. []
  9. 11 seaux = I gerle; on prélevait la dîme à Cressier à la onzième, c’est-à-dire que les seaux avaient une capacité d’un onzième de gerle afin de faciliter le travail des dîmeurs. []
  10. 5 gerles de raisin = I muid de vin = 365 litres = 192 pots neuchâtelois. []
  11. Georges DURAND: Vin, vigne et vignerons en Lyonnais et Beaujolais. Lyon 1979. []
  12. Patrice ALLANFRANCHINI: Étude du rendement dans le vignoble neuchâtelois au XVIIe siècle et des principaux accidents météorologiques se répercutant sur la production, mémoire de licence; Neuchâtel 1979. []
  13. Robert CHAPUIS, Une vallée franc-comtoise, la haute Loue. Etude de géographie humaine. Annales littéraires de l’université de Besançon, Paris 1958, cité par Maurice Gresset, op. cit. []
  14. voir note 4, prix tirés de ce tableau. []
  15. 10 batz = I livre Tournois; 4 batz = I livre de Neuchâtel ou livre faible. []
  16. Archives État de Neuchâtel, archives communales de Cressier KK 6/2. []
  17. idem note 17. []