Le musée de la vigne et du vin

Château de Boudry Ambassade du vignoble neuchâtelois, œnothèque et musée

Une vigne au début du vingtième siècle

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Cet article focalise son attention sur la comptabilité d’une vigne afin de montrer, par une étude de cas, ce que le vignoble neuchâtelois pouvait réellement rapporter au début du XXe siècle, alors qu’il se trouvait en période de crise suite à l’invasion phylloxérique.

Nous analyserons une vigne sise à Auvernier au lieu-dit Racherelle d’une surface de 591 m2 soit l’équivalent en ouvrier neuchâtelois de 1,621. Ce quartier de vignes se trouve entre l’avenue de Beauregard qui mène à Cormondrèche et l’actuel chemin des Racherelles qui fait suite au chemin de Courberaye, juste au dessus des voies du chemin de fer.

Cette parcelle, estimée Fr 500 de l’époque, appartenait à la famille Decreuze qui était propriétaire de l’Hôtel de la Croix-Blanche au centre de l’actuelle Grand-Rue du village d’Auvernier et qui s’occupait aussi d’un commerce de vins et de spiritueux.

Grâce à de précieux livres de comptes conservés au Musée de la Vigne et du Vin au Château de Boudry, il nous est possible de connaître les coûts et rapports de cette vigne entre 1899 et 1908.

À titre d’exemple, donnons les comptes pour l’année 1899/1900

1899/1900          
  novembre 20 phylloxéra 1.45  
1900 janvier 15 payé à Droz selon détail du carnet 18.9  
  avril 29 payé à Droz le tiers de Pâques 10.9  
      5 litres de vin à 0.45 2.25  
  juin   sulfatage 5.45  
      assurance grêle 1.6  
  août 27 payé à Droz suivant détail 14  
  octobre   gerles et recartage 6.65  
      5,05 gerles à 20 francs   101.1
      produit net 39.9  
      totaux 101.1 101.1

D’emblée, on remarque que les propriétaires payaient une redevance phylloxérique

Importé d’Amérique, le phylloxéra (Phylloxera vastatrix) a été découvert pour la première fois en France en 1863. La présence du terrible puceron fut constatée dans le canton de Neuchâtel en 1877. Dès l’apparition du premier foyer à Boudry, des mesures énergiques furent prises qui en retardèrent la propagation. Même si la loi sur la lutte contre le phylloxera et la reconstitution du vignoble ne date que du 15 novembre 1909, les propriétaires de vignes furent immédiatement astreints à payer au prorata de leurs surfaces une redevance pour permettre aux mesures préconisées d’être appliquées et, en contrepartie, d’être indemnisés lors d’une reconstitution.

Le compte nous donne le nom du vigneron qui cultivait cette parcelle, un certain Droz. Par contrat, pour leur culture, les vignerons étaient payés par tiers. Les travaux usuels étaient l’arrachage des échalas, la taille, le premier labour avec le croc, l’entretien du pied du cep, l’échalassage, le deuxième labour avec le rablet, les effeuilles, les attaches, le rablage, les rattaches, le recartage – le dernier ratissage de la vigne en septembre-. Les travaux supplémentaires payés en sus étaient les suivants : les provignages, les sulfatages, les soufrages, le portage des terres et les vendanges. En 1900, le prix habituel pour la culture d’un ouvrier de vigne était de Fr. 30 auxquels il convenait d’ajouter les tâches supplémentaires. En 1918, le coût de la culture passe à Fr 45, montant qui reste stable jusqu’à la fin de Deuxième guerre mondiale.

La récolte 1900 produisit 5,05 gerles, soit environ 505 kilos de raisins pour 591m2, ce qui équivaut à un rendement d’environ 850 grammes au mètre carré. Au final, cette année-là, cette vigne a rapporté à Decreuze Fr. 39.90, soit un rendement de 7,98% du capital, donc un rapport nettement supérieur au loyer de l’argent en vigueur à l’époque.

Toutefois, si l’on s’intéresse à la comptabilité de ce parchet entre 1900 et 1908, on remarque que cette vigne a engendré des pertes pour une somme de Fr. 253.15, soit sur neuf ans, un déficit annuel de Fr.28.12, équivalent en moyenne à 5,62% du capital en moins-value.

Années Bénéfice en francs Perte en francs Prix de la gerle en francs
1900 39.9   20
1901   34.65 20
1902   45.1 22
1903   72.6 45
1904   45 28.50
1905   43.05 30
1906   20.15 25
1907   70.05 40
1908 37.55   40
totaux 77.45 330.6  

Essayons de comprendre ce qui a généré ces pertes. En 1901, comme les comptes le révèlent, la vigne fut touchée par le phylloxéra. Droz dut défoncer partiellement le parchet. Il y consacra neuf journées et un quart payées Fr. 27.75. Ensuite, il enrichit la terre par un apport de 180 pieds cube de fumier à Fr.0.30 le pied. Le voiturage de cet engrais est revenu à Fr. 14.– Le coût final de cette reconstitution s’éleva donc à Fr 199.35. Toutefois, le propriétaire reçut à titre d’indemnités phylloxériques la somme de Fr. 162.10. Comme le montant total consacré à la culture cette année-là est Fr. 242.75 et que la vigne permit malgré tout une récolte de 2,3 gerles qui rapportèrent Fr 46.-, la perte finale ne s’éleva qu’à Fr. 34.65.

L’année suivante, la perte est en partie imputable aux frais de réparation d’un mur. Une gerle deux seulement fut récoltée.

En 1903, c’est l’achat de 450 échalas pour Fr. 33.75 et une absence quasi complète de récolte (un quart de gerle) qui sont les causes de la perte. En 1904, de nouvelles poudrettes furent encore plantées et des engrais chimiques apportés. Seuls 90 kilos de raisins furent récoltés. En 1905, la récolte ne produisit que 25 kilos de raisins. En 1906, la récolte fut de 1,5 gerle ; en 1907, 1,6 gerle et en 1908, 2,45 gerles. Ces rendements fort bas sont dus à la présence de nombreux jeunes plants encore improductifs.

Pour pallier ces manques de production, il faut relever que le prix de la gerle n’est pas fixe mais varie d’année en année en fonction des récoltes. Ceci rappelle bien que les prix du vin fluctuaient de manière conséquente au gré des années.

Ces brèves considérations évoquent les difficultés que de nombreux propriétaires de vignes neuchâtelois ont connues à la fin du XIXe siècle et au début du XXe. Il eût été possible d’apporter d’autres comptabilités viticoles de la même époque pour étoffer notre propos. Celles-ci seraient venues corroborer l’exemple retenu. On comprend dès lors que beaucoup de vignerons aient renoncé alors à la culture et que, suite au phylloxéra, les surfaces viticoles ont fortement diminué.

Patrice Allanfranchini